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ESSAIS DE MONTAIGNE

ta maison, et perdis dernièrement un procès par la faveur d’un simple libertin[1]. Quoi ? n’as-tu moyen ni pouvoir en autre chose qu’à entreprendre César ? Je le quitte, s’il n’y a que moi qui empêche tes espérances. Penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Serviliens te souffrent, et une si grande troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui, par leur vertu, honorent leur noblesse ?

Après plusieurs autres propos (car il parla à lui plus de deux heures entières) : — Or, va, lui dit-il, je te donne, Ginna, la vie à traître et à parricide, que je te donna autrefois à ennemi ; que l’amitié commence de cejourd’hui entre nous ; essayons qui de nous deux de meilleurefoi, moi t’aie donné ta vie, ou tu l’aies reçue. — Et se départit d’avec lui en cette manière. Quelque temps après, il lui donna le consulat, se plaignant de quoi il ne le lui avait osé demander. Il l’eût depuis pour fort ami et fut seul fait par lui héritier de ses biens. Or, depuis cet accident, qui advint à Auguste au quarantième an de son âge, il n’y eut jamais de conjuration ni d’entreprise contre lui, et reçut une juste récompense de cette sienne clémence.

Mais il n’en advint pas de même au nôtre[2], car sa douceur ne le sut garantir qu’il ne chût depuis aux lacs de pareille trahison : tant c’est chose vaine et frivole que l’humaine prudence ! et au travers de tous nos projets, de nos conseils et précautions, la fortune maintient toujours la possession des événements.

  1. Affranchi, du mot latin libertus ou libertinus.
  2. Le même duc de Guise, dont Montaigne a parlé au commencement du chapitre.