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LETTRE LXIV.


de mon maître, qu’elles n’y fussent appelées ; elles recevaient cette grâce avec joie, et s’en voyaient privées sans se plaindre. Enfin moi, qui étais le dernier des noirs dans ce sérail tranquille, j’étais mille fois plus respecté que je ne le suis dans le tien, où je les commande tous.

Dès que ce grand eunuque eut connu mon génie, il tourna les yeux de mon côté ; il parla de moi à mon maître, comme d’un homme capable de travailler selon ses vues, et de lui succéder dans le poste qu’il remplissait : il ne fut point étonné de ma grande jeunesse ; il crut que mon attention me tiendrait lieu d’expérience. Que te dirai-je ? Je fis tant de progrès dans sa confiance, qu’il ne faisait plus difficulté de mettre dans mes mains les clefs des lieux terribles, qu’il gardait depuis si longtemps. C’est sous ce grand maître que j’appris l’art difficile de commander, et que je me formai aux maximes d’un gouvernement inflexible : j’étudiai sous lui le cœur des femmes : il m’apprit à profiter de leurs faiblesses, et à ne point m’étonner de leurs hauteurs. Souvent il se plaisait à me les voir conduire jusqu’au dernier retranchement de l’obéissance ; [1] il les faisait ensuite revenir insensiblement, et voulait que je parusse, pour quelque temps, plier moi-même. Mais il fallait le voir dans ces moments où il les trouvait tout près du désespoir, entre les prières et les reproches : il soutenait leurs larmes sans s’émouvoir, et se sentait flatté de cette espèce de triomphe. [2]Voilà, disait-il d’un air content, comment il faut gouverner les femmes : leur nombre ne m’embarrasse pas ; je conduirais de même

  1. A. C. Souvent il se plaisait de me les faire exercer moi-même, et de les conduire, etc.
  2. Et se sentait flatté, etc., n’est point dans A.