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LETTRE LXVII.


empêche ceux de notre nation de penser à ces alliances saintes, que notre religion ordonne plutôt qu’elle ne permet, et qui sont des images si naïves de l’union déjà formée par la nature.

Mon père, voyant donc qu’il aurait été dangereux de suivre mon inclination et la sienne, résolut d’éteindre une flamme qu’il croyait naissante, mais qui était déjà à son dernier période : il prétexta un voyage, et m’emmena avec lui, laissant ma sœur entre les mains d’une de ses parentes ; car ma mère était morte depuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le désespoir de cette séparation : j’embrassai ma sœur toute baignée de larmes ; mais je n’en versai point : car la douleur m’avait rendu comme insensible. Nous arrivâmes à Tefflis ; [1] et mon père, ayant confié mon éducation à un de nos parents, m’y laissa et s’en retourna chez lui.

Quelque temps après, j’appris que, par le crédit d’un de ses amis, il avait fait entrer ma sœur dans le beiram [2] du roi, où elle était au service d’une sultane. Si l’on m’avait appris sa mort, je n’en aurais pas été plus frappé ; car, outre que je n’espérais plus de la revoir, son entrée dans le beiram l’avait rendue mahométane ; et elle ne pouvait plus, suivant le préjugé de cette religion, me regarder qu’avec horreur. Cependant, ne pouvant plus vivre à Tefflis, las de moi-même et de la vie, je retournai à Ispahan. Mes premières paroles furent amères à mon père ; je lui reprochai d’avoir mis sa fille en un lieu où l’on ne peut entrer qu’en changeant de religion. Vous avez attiré sur votre famille, lui dis-je, la colère de Dieu et du

  1. Tiflis, capitale de la Géorgie.
  2. Harem.