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LETTRES PERSANES.




LETTRE LXXII.

RICA A IBBEN.


A ***.


Je me trouvai l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un décisionnaire [1] si universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps : il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l’attraper, et je dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse ; mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu’il me donna deux démentis, fondés sur l’autorité de messieurs Tavernier et Chardin. [2] Ah ! bon Dieu, dis-je en moi-même, quel homme est-ce là ? Il connaîtra tout à l’heure les rues d’Ispahan mieux que moi ! Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je le laissai parler, et il décide encore.

De Paris, le 8 de la lune de zilcadé, 1715.

  1. Mot inventé par Montesquieu, pour désigner un homme qui tranche sur tout.
  2. Tavernier (1605-1689) et Chardin (1643-1713), célèbres voyageurs en Perse, dont les récits se lisent encore avec intérêt aujourd’hui. C’est dans ces deux livres que Montesquieu a pris sa science persane.