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LETTRES PERSANES.


Pensez-vous que mon corps, [1] devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d’elle ? et que mon âme, dégagée de tout ce qu’elle avait de terrestre, soit devenue moins sublime ?

Toutes ces idées, mon cher Ibben, n’ont d’autre source que notre orgueil. Nous ne sentons point notre petitesse ; et, malgré qu’on en ait, nous voulons être comptés dans l’univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l’anéantissement d’un être aussi parfait que nous, dégraderait toute la nature : et nous ne concevons pas qu’un homme de plus ou de moins dans le monde, que dis-je ? tous les hommes ensemble, cent millions de têtes [2] comme la nôtre, ne sont qu’un atome subtil et délié, que Dieu n’aperçoit qu’à cause de l’immensité de ses connaissances.

De Paris, le 15 de la lune de saphar, 1715.

  1. A. C. Croyez-vous que mon corps, etc.
  2. A. C. Cent millions de terres. — Cette leçon me parait meilleure. Il est évident que tous les hommes ensemble font plus de cent millions de têtes. Au contraire, il y a une gradation naturelle quand on oppose à l’infini de la nature tous les hommes ensemble et cent millions de terres comme la notre.