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LETTRE LXXX.

Compte, mon cher Rhédi, que dans un État, les peines plus ou moins cruelles ne font pas que l’on obéisse plus aux lois. Dans les pays où les châtiments sont modérés, on les craint comme dans ceux où ils sont tyranniques et affreux.

Soit que le gouvernement soit doux, soit qu’il soit cruel, on punit toujours par degrés ; on inflige un châtiment plus ou moins grand à un crime plus ou moins grand. L’imagination se plie d’elle-même aux mœurs du pays où l’on est. [1] Huit jours de prison, ou une légère amende, frappent autant l’esprit d’un Européen nourri dans un pays de douceur, que la perte d’un bras intimide un Asiatique. Ils attachent un certain degré de crainte à un certain degré de peine, et chacun la partage à sa façon : le désespoir de l’infamie vient désoler un Français condamné à une peine qui n’ôterait pas un quart d’heure de sommeil à un Turc. [2]

D’ailleurs, je ne vois pas que la police, la justice et l’équité soient mieux observées en Turquie, en Perse, chez le Mogol, que dans les républiques de Hollande, de Venise, et dans l’Angleterre même : je ne vois pas qu’on y commette moins de crimes ; et que les hommes, intimidés par la grandeur des châtiments, y soient plus soumis aux lois.

Je remarque, au contraire, une source d’injustice et de vexations au milieu de ces mêmes États.

Je trouve même le prince, qui est la loi même, moins maître que partout ailleurs.

  1. A. C. Du pays où l'on vit.
  2. Esprit des lois, VI, 12. « Suivons la nature qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau, et que la plus grande partie de la peine soit l’infamie de la souffrir. »