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Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/30

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ÉLOGE


parvenir.[1] Lors même qu’il aura acquis beaucoup de connoissances dans quelque partie, comme ses connoissances ne seront pas toutes au même degré, il s’engagera sans le vouloir dans des détails qu’il ignore, et s’y trouvera au dépourvu. Les philosophes qui ont fait les systèmes les plus heureux n’y sont parvenus qu’après une multitude de phénomènes laborieusement rassemblés et comparés les uns aux autres : un génie assez vaste par une espèce de sens philosophique, franchissant les détails, se trouve tout d’un coup aux grands objets et s’en rend maître. Newton ni Leibnitz, resserrés dans un même nombre de pages que M. de Montesquieu, n’en auroient pas dit davantage et ne se seroient jamais mieux exprimés. Combien en cela M. de Montesquieu diffère-t-il de ces auteurs, qui par une passion ridicule de prétendre à tout, ayant chargé leur esprit d’études trop fortes pour eux, et affaissé leur imagination sous des objets trop étrangers pour elle, nous ont donné des ouvrages où l’on découvre à tout moment les lacunes de leur savoir, tombent ou bronchent à chaque pas !

Quant au style des Lettres persanes, il est vif, pur et étincelant partout de ces traits que tant de gens regardent aujourd’hui comme le principal mérite dans les ouvrages d’esprit, et qui, s’il n’est pas leur principal mérite, cause du moins leur principal succès. Jamais on ne vit tant de sagesse avec tant d’agréments, tant de sens condensé dans si peu de mots. Ce n’est pas ici un bel esprit, qui, après les plus grands efforts, n’a été qu’un philosophe superficiel ; c’est un philosophe profond qui s’est trouvé un très-bel esprit.

Après avoir considéré les effets des passions dans l’homme, pour ainsi dire, isolé, M. de Montesquieu les considéra dans ces grandes collections d’hommes qui forment les nations,

  1. On a dit avec raison des écrits de Montesquieu ce que lui-même disait de la Germanie de Tacite : « Il est court, cet ouvrage ; mais c’est l’ouvrage de Tacite, qui abrégeoit tout parce qu’il voyoit tout. » Esprit des lois XXX, 2.