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LETTRES PERSANES.


affreux de la Thébaïde, et eurent pour chefs : Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu’ils en disent est vrai, leurs vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums. Ils passaient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme ; mais ils habitaient la nuit et le jour avec des démons ; ils étaient sans cesse tourmentés par ces esprits malins ; ils les trouvaient au lit, ils les trouvaient à table ; jamais d’asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable, il faudrait avouer que personne n’aurait jamais vécu en plus mauvaise compagnie.

Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires comme une allégorie bien naturelle qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la condition humaine. En vain cherchons-nous dans le désert un état tranquille ; les tentations nous suivent toujours : nos passions, figurées par les démons, ne nous quittent point encore ; ces monstres du cœur, ces illusions de l’esprit, ces vains fantômes de l’erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous pour nous séduire, et nous attaquent jusque dans les jeûnes et les cilices, c’est-à-dire jusque dans notre force même.

Pour moi, santon vénérable, je sais que l’envoyé de Dieu a enchaîné Satan, et l’a précipité dans les abîmes ; il a purifié la terre, autrefois pleine de son empire, et l’a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.

De Paris, le 9 de la lune de chahban, 1715.