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Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/52

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PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.


mélange de sérieux et de comique, ces discussions qui agitent les plus grands problèmes de la religion et de la politique, et qui sont placées au milieu de tableaux de mœurs et de peintures qui ne rappellent que trop la liberté de la régence, tout cela c’est le génie de Montesquieu. Son livre, c’est lui.

Je ne connais pas d’écrivain qui ait moins varié que Montesquieu. « L’esprit que j’ai est un moule, disait-il lui-même ; on n’en tire jamais que les mêmes portraits. » Si je ne craignais l’apparence même d’un paradoxe, j’oserais dire qu’en toute sa vie il n’a fait qu’un seul livre sous des titres différents. Les lettres persanes sur les Troglodytes, sur la tolérance, sur les peines, sur le droit des gens, sur les diverses formes de gouvernement, ne sont que des chapitres détachés de l’Esprit des lois. En revanche, il ne serait pas difficile de rencontrer dans l’Esprit des lois de véritables lettres persanes. Qu’on lise, par exemple, les réflexions d’un gentilhomme sur l’esprit général de la nation française, [1] les plaisanteries sur le sérail du roi de Maroc, les prétendues raisons qui en Turquie amènent la clôture des femmes, [2] les éternelles allusions aux usages d’Orient qui débordent dans ce grand ouvrage ; on y retrouvera le ton et l’esprit d’Usbek, beaucoup plus que la gravité du législateur. Dans les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, Montesquieu a toujours été sérieux ; dans le Temple de Gnide, il n’a été que galant ; mais chacun de ces deux écrits ne donne que la moitié de cet esprit original. Il n’est tout entier, et au même degré, que dans les Lettres persanes et dans l’Esprit des lois.

Le succès de tout chef-d’œuvre fait naître des imitateurs. « Les Lettres persanes, nous dit Montesquieu, eurent un débit si prodigieux que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu’ils rencontraient : Monsieur, disaient-ils, faites-moi des lettres persanes. » En France on publia des Lettres turques, œuvre anonyme de Saint-Foix, [3] que les libraires étrangers ne se firent aucun scrupule

  1. Esprit des lois, XIX, 5 et suiv.
  2. lbid., XVI, 6 et 8.
  3. L’avocat Mathieu Marais, qui avait espéré un moment entrer à l’Académie, au lieu et place de Montesquieu, écrit à la date du 19 février 1731 : « On vient de me parler des Lettres d’une fille turque à Paris à sa sœur au sérail. Ce sera quelque second tome des Lettres persanes, qui fera peut-être chasser de l’Académie celui qui les a désavouées. » Journal et Mémoires de Mathieu Marais, t. IV, p. 203.