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LE TEMPLE DE GNIDE.


Ils sont faits pour y vivre, et moi pour la quitter.
Pour la dernière fois, je cours au sanctuaire,
Et touchant les autels qu’avait servis mon père :
O puissante Vénus ! lui dis-je à haute voix,
J’abandonne ton temple, et non tes saintes lois :
Tu recevras mes vœux, quelque lieu que j’habite ;
Mais ils seront plus purs que ceux d’un Sybarite.
Je pars, j’arrive en Crète, et ce triste séjour
M’offre les monuments des fureurs de l’Amour.
On y voyait encor le fameux labyrinthe
Dont un heureux amant avait franchi l’enceinte ;
Et le taureau d’airain, par Dédale inventé
Pour tromper ou servir une flamme odieuse ;
Et le tombeau de Phèdre, épouse incestueuse,
Dont le crime chassa le jour épouvanté ;
Et l’autel d’Ariane, amante délaissée,
Qui, sur un bord désert conduite par Thésée,
Ne se repentait pas de sa crédulité.

Cruel Idoménée ! impitoyable père !
On y voyait aussi ton palais sanguinaire.
Ce prince, à son retour, n’eut pas un meilleur sort
Que tant d’autres chargés des dépouilles de Troie ;
Tous les Grecs dont la mer n’avait point fait sa proie,
Ne purent sous leur toit échapper à la mort :
Vénus, à leurs moitiés inspirant sa colère,
Se vengea par la main qu’ils croyaient la plus chère.

Qui m’arrête, ai-je dit ? cette île est en horreur
A la divinité dont j’attends mon bonheur.
Je me hâtai de fuir : mais, battu par l’orage,
Mon vaisseau de Lesbos aborda le rivage.
C’est encore un séjour peu chéri de Vénus :
Elle ôte la pudeur au visage des femmes,
La faiblesse à leurs corps, et la crainte à leurs âmes.
J’y vis avec effroi les sexes méconnus.
Vénus, fais-les brûler de feux plus légitimes !
A la nature humaine épargne tant de crimes !