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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.


pas venu. Bossuet, aussi bien que Montesquieu, tire toute sa science des écrivains grecs et romains ; il ne s’élève pas au-dessus des jugements de Polybe ni de Tite-Live ; il en croit Plutarque et Denys d’Halicarnasse. Il a un faible pour ce peuple qui, à le considérer de près, a écrasé des nations plus douces et plus éclairées, peuple sans littérature originale, sans arts et sans industrie, mais qui fut le premier de tous pour gouverner le monde et le réduire par la force à l’obéissance et à l’unité. Ni Bossuet ni Montesquieu ne se sont demandé si les victoires de Rome n’ont pas été un malheur, et si le triomphe de la civilisation grecque n’eût pas été un bienfait pour l’humanité.

En face de Machiavel et de Bossuet, quelle est donc l’originalité de Montesquieu ?

Elle est dans ce style qui grave en traits de flamme la pensée de l’écrivain ; elle est dans ces réflexions neuves, justes, pénétrantes, qui, à chaque page, nous révèlent quelque vérité nouvelle. Tacite n’est ni plus concis ni plus profond. Quand on a lu ce petit livre des Considérations, on ne connaît pas seulement les Romains, on a fait un cours de philosophie politique ; on sait à quelles conditions est attachée la prospérité des nations. En prouvant par les leçons de l’histoire que la liberté fait vivre les peuples et que le despotisme les tue, en montrant que l’expiation suit la faute et que la fortune finit d’ordinaire par se ranger du côté de la vertu, Montesquieu n’est ni moins moral ni moins religieux que Bossuet.

Les contemporains admirèrent l’immense lecture de Montesquieu. Aujourd’hui ce n’est pas ce côté qui nous frappe. On a tant fouillé l’antiquité qu’on en a entièrement renouvelé l’aspect. Nos savants modernes sourient quand on leur parle de l’érudition de Montesquieu, et il est vrai de dire que si l’on voulait faire un commentaire critique des Considérations, afin de les mettre au courant des opinions nouvelles, il faudrait plus de notes que de texte ; il n’y a guère de point qui ne soit contesté.

Et cependant on n’effacera pas cet immortel chef-d’œuvre ; il survivra à plus d’un livre qu’on admire aujourd’hui. Que reste-t-il de Niebuhr et de ses ingénieuses hypothèses, remplacées par des hypothèses non moins ingénieuses et non moins fragiles ? Qu’est devenu ce roman prétentieux que M. Mommsen, un habile