antiquaire cependant, a baptisé du nom d’Histoire romaine ? Toutes
ces merveilles d’érudition vieillissent en dix ans, tandis qu’à
chaque génération les Considérations trouvent de nouveaux lecteurs pour les admirer. A quoi tient cette fortune persévérante ?
C’est que Montesquieu étudie, non point des choses passagères,
non point des curiosités d’antiquaire, mais les passions et les
intérêts, les vertus et les vices qui, de tout temps, ont été le ressort secret des actions humaines. Voilà ce qui fait qu’on le lira
toujours, sinon comme un érudit, du moins comme un maître
en politique. Qu’importe que Romulus ait ou non vécu, et qu’il
ait ou non adopté le large bouclier des Sabins au lieu du petit bouclier argien dont il s’était servi jusqu’alors ? En sera-t-il
moins vrai qu’une des causes de la supériorité militaire des
Romains fut leur habitude d’adopter tout ce qu’ils trouvaient
de bon chez les peuples étrangers, lors même qu’ils les avaient
vaincus ? N’est-ce pas ainsi que cette race pesante, sans esprit
et sans invention, a conquis le monde à force de calcul et de
ténacité ? Grande leçon qui aujourd’hui n’a rien perdu de son
à-propos.
Combien d’autres exemples ne pourrait-on pas citer du coup d’œil pénétrant de Montesquieu ? C’est par là qu’il excelle ; c’est par là qu’il a pris dans la science une place que personne ne lui dispute. On peut lui reprocher parfois un peu trop de rhétorique ; on peut contester quelques-unes de ses appréciations ; son livre n’en reste pas moins ce qu’on a écrit de plus juste sur les Romains. Et je ne parle pas seulement des Romains classiques, de ces soldats infatigables qui conquièrent le monde ; je parle également des Romains de la décadence et de toutes les misères byzantines. Qu’est-ce que le grand ouvrage de Gibbon, sinon la paraphrase des derniers chapitres de Montesquieu ? Ici notre auteur n’avait point de modèle ; il lui fallait chercher sa voie au milieu des tristes annales d’un monde expirant ; jamais peut-être il n’a mieux prouvé la force de son génie. Avec lui non-seulement « on assiste à cette longue expiation de la conquête du monde et les nations vaincues paraissent trop vengées[1], » mais on ne voit pas dans la décadence romaine le jeu d’une fatalité
- ↑ Villemain, Éloge de Montesquieu.