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GRANDEUR ET DÉCADENCE


et eux, de leur côté, s’obligeaient de payer aux consuls quatre cent mille sesterces s’ils ne leur fournissaient trois augures qui déclareraient qu’ils étaient présents lorsque le peuple avait fait la loi curiate[1], quoiqu’il n’en eût point fait, et deux consulaires qui affirmeraient qu’ils avaient assisté à la signature du sénatus-consulte qui réglait l’état de leurs provinces, quoiqu’il n’y en eût point eu. » Que de malhonnêtes gens dans un seul contrat !

Outre que la religion est toujours le meilleur garant que l’on puisse avoir des mœurs des hommes, il y avait ceci de particulier chez les Romains, qu’ils mêlaient quelque sentiment religieux à l’amour qu’ils avaient pour leur patrie : cette ville fondée sous les meilleurs auspices, ce Romulus, leur roi et leur dieu, ce Capitole, éternel comme la Ville, et la Ville, éternelle comme son fondateur, avaient fait autrefois sur l’esprit des Romains une impression qu’il eût été à souhaiter qu’ils eussent conservée.

La grandeur de l’État fit la grandeur des fortunes particulières ; mais, comme l’opulence est dans les mœurs, et non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne laissaient pas d’avoir des bornes produisirent un luxe et des profusions qui n’en avaient point[2]. Ceux qui avaient d’abord été corrompus par leurs richesses le furent ensuite par leur pauvreté ; avec des biens au-dessus d’une condition privée, il fut difficile d’être un bon citoyen ; avec les désirs et les regrets d’une grande fortune ruinée, on

  1. La loi curiate donnait la puissance militaire, et le sénatus-consulte réglait les troupes, l’argent, les officiers, que devait avoir le gouverneur : or, les consuls, pour que tout cela fût fait à leur fantaisie, voulait fabriquer une fausse loi et un faux sénatus-consulte. (M.)
  2. La maison que Cornélie avait achetée soixante-quinze mille drachmes, Lucullus l’acheta peu de temps après, deux millions cinq cent mille. Plutarque, Vie de Marius. (M.)