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GRANDEUR ET DÉCADENCE


repas au peuple, soit qu’ils lui distribuassent de l’argent ou des grains[1] : quoique le motif fût bas, le moyen avait quelque chose de noble, parce qu’il convient toujours à un grand homme d’obtenir par des libéralités la faveur du peuple. Mais, lorsque le peuple n’eut plus rien à donner, et que le prince, au nom du sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda et on les obtint par des voies indignes : la flatterie, l’infamie, les crimes, furent des arts nécessaires pour y parvenir.

Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût avilir le sénat : il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui entraînait ce corps à la servitude ; toute sa vie est pleine de ses dégoûts là-dessus. Mais il était comme la plupart des hommes : il voulait des choses contradictoires ; sa politique générale n’était point d’accord avec ses passions particulières. Il aurait désiré un sénat libre et capable de faire respecter son gouvernement ; mais il voulait aussi un sénat qui satisfît à tous les moments ses craintes, ses jalousies, ses haines ; enfin, l’homme d’État cédait continuellement à l’homme.

Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des patriciens qu’il aurait des magistrats de son corps, qui le défendraient contre les insultes et les injustices qu’on pourrait lui faire. Afin qu’ils fussent en état d’exercer ce pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables, et on ordonna que quiconque maltraiterait un tribun, de fait ou par parole, serait sur-le-champ puni de mort. Or, les empereurs étant revêtus de la puissance des tribuns, ils en obtinrent les privilèges, et c’est sur ce fondement qu’on

  1. A. A une certaine magnificence qui les cachoit, par exemple de donner des jeux, ou bien de certains repas au peuple, de lui distribuer de l’argent ou des grains.