Aller au contenu

Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t2.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
LE TEMPLE DE GNIDE.

Je me rembarquai ; et la tempête me jeta à Lesbos. C’est encore une île peu chérie de Vénus : elle a ôté la pudeur du visage des femmes, la foiblesse de leur corps, et la timidité de leur âme. Grande Vénus, laisse brûler les femmes de Lesbos d’un feu légitime ; épargne à la nature humaine tant d’horreurs.

Mitylène est la capitale de Lesbos ; c’est la patrie de la tendre Sapho. Immortelle comme les Muses, cette fille infortunée brûle d’un feu qu’elle ne peut éteindre. Odieuse à elle-même, trouvant ses ennuis dans ses charmes, elle hait son sexe, et le cherche toujours. Comment, dit-elle, une flamme si vaine peut-elle être si cruelle ? Amour, tu es cent fois plus redoutable quand tu te joues, que quand tu t’irrites.

Enfin je quittai Lesbos ; et le sort me fit trouver une île plus profane encore ; c’étoit celle de Lemnos. Vénus n’y a point de temple : jamais les Lemniens ne lui adressèrent de vœux. Nous rejetons, disent-ils, un culte qui amollit les cœurs. La déesse les en a souvent punis : mais, sans expier leur crime, ils en portent la peine : toujours plus impies à mesure qu’ils sont plus affligés.

Je me remis en mer, cherchant toujours quelque terre chérie des dieux ; les vents me portèrent à Délos. Je restai quelques mois dans cette île sacrée. Mais, soit que les dieux nous préviennent quelquefois sur ce qui nous arrive ; soit que notre âme retienne de la divinité, dont elle est émanée, quelque foible connoissance de l’avenir ; je sentis que mon destin, que mon bonheur même, m’appeloient dans un autre pays[1].

Une nuit que j’étois dans cet état tranquille, où l’âme

  1. A. M’appeloient sous un autre climat.