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LE TEMPLE DE GNIDE.


plus à elle-même, semble être délivrée de la chaîne qui la tient assujettie, il m’apparut, je ne sus pas d’abord si c’étoit une mortelle, ou une déesse. Un charme secret étoit répandu sur toute sa personne : elle n’étoit point belle comme Vénus, mais elle étoit ravissante comme elle : tous ses traits n’étoient point réguliers, mais ils enchantoient tous ensemble : vous n’y trouviez point ce qu’on admire, mais ce qui pique : ses cheveux tomboient négligemment sur ses épaules, mais cette négligence étoit heureuse : sa taille étoit charmante ; elle avoit cet air que la nature donne seule, et dont elle cache le secret aux peintres mêmes. Elle vit mon étonnement ; elle en sourit. Dieux ! quel souris ! Je suis, me dit-elle d’une voix qui pénétroit le cœur, la seconde des Grâces : Vénus, qui m’envoie, veut te rendre heureux ; mais il faut que tu ailles l’adorer dans son temple de Gnide. Elle fuit ; mes bras la suivirent : mon songe s’envola avec elle ; et il ne me resta qu’un doux regret de ne la plus voir, mêlé du plaisir de l’avoir vue.

Je quittai donc l’île de Délos : j’arrivai à Gnide. Je puis dire que d’abord je respirai l’amour. Je sentis, je ne puis pas bien exprimer ce que je sentis. Je n’aimois pas encore, mais je cherchois à aimer : mon cœur s’échauffoit comme dans la présence de quelque beauté divine. J’avançai ; et je vis, de loin, de jeunes filles qui jouoient dans la prairie : je fus d’abord entraîné vers elles. Insensé que je suis ! disois-je : j’ai, sans aimer, tous les égarements de l’amour : mon cœur vole déjà vers des objets inconnus ; et ces objets lui donnent de l’inquiétude. J’approchai : je vis la charmante Thémire ! Sans doute que nous étions faits l’un pour l’autre. Je ne regardai qu’elle ; et je crois que je serois mort de douleur, si elle n’avoit tourné sur