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DÉFENSE

S’il arrivoit qu’un homme, après avoir perdu ses lecteurs, attaquât quelqu’un qui eût quelque réputation, et trouvât par là le moyen de se faire lire, on pourroit peut-être soupçonner que, sous prétexte de sacrifier cette victime à la religion, il la sacrifier oit à son amour-propre.

La manière de critiquer, dont nous parlons, est la chose du monde la plus capable de borner l’étendue, et de diminuer, si j’ose nie servir de ce terme, la somme du génie national. La théologie a ses bornes, elle a ses formules ; parce que les vérités qu’elle enseigne étant connues, il faut que les hommes s’y tiennent ; et on doit les empêcher de s’en écarter : c’est là qu’il ne faut pas que le génie prenne l’essor : on le circonscrit, pour ainsi dire, dans une enceinte. Mais c’est se moquer du monde, de vouloir mettre cette même enceinte autour de ceux qui traitent les sciences humaines. Les principes de la géométrie sont très-vrais ; mais, si on les appliquoit à des choses de goût, on feroit déraisonner la raison même. Rien n’étouffe plus la doctrine que de mettre à toutes les choses une robe de docteur : les gens qui veulent toujours enseigner, empêchent beaucoup d’apprendre ; il n’y a point de génie qu’on ne rétrécisse, lorsqu’on l’enveloppera d’un million de scrupules vains. Avez-vous les meilleures intentions du monde ? on vous forcera vous-même d’en douter. Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire, quand vous êtes sans cesse effrayé par la crainte de dire mal ; et qu’au lieu de suivre votre pensée, vous ne vous occupez que des termes, qui peuvent échapper à la subtilité des critiques. On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot : « Prenez garde de tomber ; vous voulez parler comme vous, je veux que vous