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PENSÉES DIVERSES.

doute, s’il était à terre. Je serais l’achoppement éternel de la flatterie, et je les mettrais dans l’embarras vingt fois par jour ; ma mémoire serait incommode, et mon ombre malheureuse tourmenterait sans cesse les vivants.

La timidité a été le fléau de toute ma vie ; elle semblait obscurcir jusqu’à mes organes, lier ma langue, mettre un nuage sur mes pensées, déranger mes expressions. J’étais moins sujet à ces abattements devant des gens d’esprit que devant des sots : c’est que j’espérais qu’ils m’entendraient, cela me donnait de la confiance. Dans les occasions, mon esprit, comme s’il avait fait un effort, s’en tirait assez bien. Étant à Laxembourg dans la salle où dînait l’empereur, le prince Kinski me dit : « Vous, monsieur, qui venez de France, vous êtes bien étonné de voir l’empereur si mal logé ? — Monsieur, lui dis-je, je ne suis pas fâché de voir un pays où les sujets sont mieux logés que le maître »… Étant en Piémont, le roi Victor me dit : « Monsieur, vous êtes parent de M. l’abbé de Montesquieu que j’ai vu ici avec M. l’abbé d’Estrades ? — Sire, lui dis-je, votre majesté est comme César, qui n’avait jamais oublié aucun nom »… Je dinais en Angleterre chez le duc de Richemond : le gentilhomme ordinaire La Boine, qui était un fat, quoique envoyé de France en Angleterre, soutint que l’Angleterre n’était pas plus grande que la Guienne. Je tançai mon envoyé. Le soir, la reine me dit : « Je sais que vous nous avez défendus contre votre M. de La Boine. — Madame, je n’ai pu m’imaginer qu’un pays où vous régnez ne fût pas un grand pays. »

J’ai la maladie de faire des livres, et d’en être honteux quand je les ai faits.

Je n’ai pas aimé à faire ma fortune par le moyen de la cour ; j’ai songé à la faire en faisant valoir mes terres, et