Page:Montesquieu - Considérations, éd. Barckhausen, 1900.djvu/25

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Dans le tome III de ses Pensées (manuscrites)[1] se trouve un curieux fragment où il développe ainsi son opinion :

« Du superbe Ouvrage des Romains. — Si l’on pouvait douter des malheurs qu’une grande conquête apporte après soi, il n’y aurait qu’à lire l’histoire des Romains. Les Romains ont tiré le Monde de l’état le plus florissant où il pût être ; ils ont détruit les plus beaux établissements, pour en former un seul, qui ne pouvait se soutenir ; ils ont éteint la liberté de l’Univers et abusé, ensuite, de la leur, affaibli le Monde entier, comme usurpateurs et comme dépouillés, comme tyrans et comme esclaves. »

Bien entendu, les apologistes du régime impérial ne souscrivent point à cette sentence. Ils se plaisent à célébrer « la paix romaine » et à glorifier un gouvernement qui dota de routes, d’aqueducs, de basiliques, de temples et de théâtres, des contrées aujourd’hui plus ou moins désertes. Mais n’oublions point que la fameuse paix romaine fut courte et très relative : même au siècle des Antonins, les Barbares pénétrèrent jusqu’à la Piave[2], et, à partir du iiie siècle, la guerre, étrangère ou civile, fut, en quelque sorte, permanente. Quant aux constructions de l’Arabie ou de la Numidie, laissons ingénieurs, architectes et archéologues célébrer l’administration qui les exécuta. Sous elle, l’Italie (sans parler du reste de l’Empire) fut réduite à un état tel, qu’elle n’eut plus de soldats, ni de cultivateurs. Un esprit politique, comme l’était Montesquieu, ne saurait méconnaître que la mission essentielle de l’Autorité est de conserver la société qu’elle dirige, et non pas de décorer des paysages. Quand un grand peuple ou grand système de peuples en arrive à ne pouvoir plus se défendre, ni se nourrir, ses institutions d’ordre privé ou public sont jugées.

V

Il nous reste à exposer le plan que nous avons cru devoir suivre dans cette édition de la Grandeur des Romains.

Nous avons fidèlement reproduit le texte de l’édition de 1748, dont l’authenticité est certaine. Toutefois, dans le dernier chapitre, nous avons modifié un renvoi qui eût été en désaccord avec la pagination de ce volume. De plus, nous avons modernisé l’orthographe et la ponctuation et corrigé quelques fautes de grammaire évidentes, pour que rien ne gênât et n’arrêtât le lecteur.

  1. Pensées, tome III, folio 55.
  2. En 167 après J.-C., les Marcomans saccagèrent Oderzo.