Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/159

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On n’y peut pas plus représenter ses craintes sur un événement futur, qu’excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l’instinct, l’obéissance, le châtiment.

Il ne sert de rien d’opposer les sentimens naturels, le respect pour un pere, la tendresse pour ses enfans & ses femmes, les loix de l’honneur, l’état de sa santé ; on a reçu l’ordre, & cela suffit.

En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu’un, on ne peut plus lui en parler, ni demander grace. S’il étoit ivre ou hors de sens, il faudroit que l’arrêt s’exécutât tout de même[1] ; sans cela il se contrediroit, & la loi ne peut se contredire. Cette maniere de penser y a été de tout temps : l’ordre que donna Assuerus d’exterminer les juifs ne pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la permission de se défendre.

Il y a pourtant une chose que l’on peut quelquefois opposer à la volonté du prince[2] ; c’est la religion. On abandonnera son pere, on le tuera même, si le prince l’ordonne : mais on ne boira pas du vin, s’il le veut & s’il l’ordonne. Les loix de la religion sont d’un précepte supérieur ; parce qu’elles sont données sur la tête du prince, comme sur celles des sujets. Mais, quant au droit naturel, il n’en est pas de même ; le prince est supposé n’être plus un homme.

Dans les états monarchiques & modérés, la puissance est bornée par ce qui en est le ressort ; je veux dire l’honneur, qui regne, comme un monarque, sur le prince & sur le peuple. On n’ira point lui alléguer les loix de la religion ; un courtisan se croiroit ridicule : on lui alléguera sans cesse celles de l’honneur. De-là résultent des modifications nécessaires dans l’obéissance ; l’honneur est naturellement sujet à des bizarreries, & l’obéissance les suivra toutes.

Quoique la maniere d’obéir soit différente dans ces deux gouvernemens, le pouvoir est pourtant le même.

  1. Voyez Chardin.
  2. Ibid.