Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/297

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jet de la conquête est la conservation : la servitude n’est jamais l’objet de la conquête ; mais il peut arriver qu’elle soit un moyen nécessaire pour aller à la conservation.

Dans ce cas, il est contre la nature de la chose que cette servitude soit éternelle. Il faut que le peuple esclave puisse devenir sujet. L’esclavage, dans la conquête, est une chose d’accident. Lorsqu’après un certain espace de temps, toutes les parties de l’état conquérant se sont liées avec celles de l’état conquis, par des coutumes, des mariages, des loix, des associations, & une certaine conformité d’esprit, la servitude doit cesser : car les droits du conquérant ne sont fondés que sur ce que ces choses là ne sont pas ; & qu’il y a un éloignement, entre les deux nations, tel que l’une ne peut pas prendre confiance en l’autre.

Ainsi, le conquérant, qui réduit le peuple en servitude, doit toujours se réserver des moyens (& ces moyens sont sans nombre) pour l’en faire sortir.

Je ne dis point ici des choses vagues. Nos peres, qui conquirent l’empire Romain, en agirent ainsi. Les loix qu’ils firent dans le feu, dans l’action, dans l’impétuosité, dans l’orgueil de la victoire, ils les adoucirent : leurs loix étoient dures, ils les rendirent impartiales. Les Bourguignons, les Goths & les Lombards vouloient toujours que les Romains fussent le peuple vaincu ; les loix d'Euric, de Gondebaud & de Rotharis firent, du barbare & du Romain, des concitoyens[1].

Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur ôta l’ingénuité & la propriété des biens. Louis le débonnaire les affranchit[2] : il ne fit rien de mieux dans tout son regne. Le temps & la servitude avoient adouci leurs mœurs ; ils lui furent toujours fideles.

  1. Voyez le code des loix des barbares, & le liv. XXVIII, ci-dessous.
  2. Voyez l’auteur incertain de la vie de Louis le débonnaire, dans le recueil de Duchesne, tome II, page 296.