Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/403

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désordonné de troupes. Elle a ses redoublemens, & elle devient nécessairement contagieuse : car, sitôt qu’un état augmente ce qu’il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs ; de façon qu’on ne gagne rien par-là, que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu’il pourroit avoir, si ses peuples étoient en danger d’être exterminés ; & on nomme paix cet état[1] d’effort de tous contre tous. Aussi l’Europe est-elle si ruinée, que les particuliers qui seroient dans la situation où sont les trois puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n’auroient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses & le commerce de tout l’univers ; & bientôt, à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats, & nous serons comme des Tartares[2].

Les grands princes, non contens d’acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances ; c’est-à-dire, presque toujours à perdre leur argent.

La suite d’une telle situation est l’augmentation perpétuelle des tributs : &, ce qui prévient tous les remedes à venir, on ne compte plus sur les revenus, mais on fait la guerre avec son capitale. Il n’est pas inoui de voir des états hypothéquer leurs fonds pendant la paix même ; & employer, pour se ruiner, des moyens qu’ils appellent extraordinaires, & qui le sont si fort que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine.


  1. Il est vrai que c’est cet état d’effort qui maintient principalement l’équilibre, parce qu’il erreinte les grandes puissances.
  2. Il ne faut, pour cela, que faire valoir la nouvelle invention des milices établies dans presque toute l’Europe, & les porter au même excès que l’on a fait les troupes réglées.