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MONTESQUIEU

Je vous communiqueray, Ayesda, une réflexion que j’ay faite. Ayant vécu dans tous les états, dans tous les lieux et dans tous les tems, j’ay trouvé que l’honneur n’a jamais dû m’empêcher de faire une mauvaise action. Je me suis aperçu que, dans les crimes qui déshonorent, il y a toujours une manière de les commettre qui ne déshonore pas, et, avec ce petit principe, que mon expérience me fit connaître dès ma seconde transmigration, j’ay violé et suivi les loix, été honnête et malhonnête homme, ayant toujours, le plus qu’il m’a été possible, tué, volé, trompé, de la seule façon que l’honneur me l’a permis.

Dans cette vie cy, je fus l’homme de mon tems le plus à la mode. J’étois un misérable officier d’un roi d’Égypte, lorsque l’envie me prit de laisser mes camarades sous leurs tentes et d’aller à Thèbes, où je me mis à jouer. J’avois, grâce à Dieu, les mains bonnes, et, quand la fortune ne me suivoit pas, je la traînois après moy. Vous ne sçauriés croire combien j’étois aimé des grands seigneurs que je ruinois ; ils m’embrassoient sans cesse, et me faisoient mille excuses de ce qu’ils ne me payoient pas à l’échéance l’argent que je leur avois volé ; car, comme je vous ay dit, je ne m’avisois pas d’aller jouer pour faire des actions de morale. Cependant mes belles manières leur donnoient tant de goût pour moy, qu’ils étoient au désespoir quand ils se trouvoient obligés de s’ennuyer à jouer avec quelque honnête homme. On me mettoit de toutes les parties de plaisir, et je dépouillois une société de si bonne grâce que toutes