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HISTOIRE VÉRITABLE


les femmes me lorgnoient, ce qui m’étoit très souvent à charge, car les distractions que cela me donnoit m’empêchoient de bien jouer mon argent. Quand on m’annonçoit dans une compagnie, il se faisoit une acclamation générale ; j’étois un homme d’importance, quoique je n’eusse ni employ, ni valeur, ni naissance, ni esprit, ni probité, ni sçavoir.

Je commençay une autre vie dans la ville de Corinthe. J’entray dans le monde avec une assez belle figure, un air assuré et une très grande liberté d’esprit. Mon talent principal fut une facilité singulière à emprunter de l’argent. Je trouvay des gens très complaisans, mais un homme, qui avoit été de mes amis, me devint insupportable, car il ne me voyoit jamais qu’il ne me parlât de le payer. Il étoit si sot que je ne pouvois le faire entrer dans mes raisons, et il ne se prétoit à aucun de mes arrangemens. Il me décrioit dans toute la ville et parloit de moy avec si peu de ménagement, qu’à la fin, pour luy fermer la bouche, je fus obligé de luy donner des coups de bâton. Il les souffrit patiemment, ce qui me piqua en quelque manière, car, si je l’avois sçu, je les lui aurois donné d’abord. Mes billets circulèrent de plus en plus et se multiplièrent au point que je jugeay à propos d’en faire des plaisanteries, et de donner à la chose un air ridicule, qui empêchât qu’on ne m’en parlât sérieusement. Il m’en coûta la valeur de trois ou quatre bons mots, et, par là, je sortis d’affaire. Je vous assure que, si je n’avois pas eu le bonheur d’être né avec quelque effronterie, j’aurois été déshonoré mille fois. Vous sçavés que les vices d’un homme