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HISTOIRE VÉRITABLE


d’être fou d’un Roi tributaire de Perse. Ce Prince m’aimoit beaucoup, et, quoique il eût toujours autour de luy des gens très sensés, néanmoins, à cause de sa dignité, il ne parloit qu’à moy, car j’étois véritablement fou, et, cependant si sage, que je ne luy cassay jamais la tête ni ne l’étranglay.

J’ay tant de choses à raconter, que je suis obligé de passer rapidement sur tout ce qui se présente à mon esprit. Vous y perdés beaucoup, mais soyés sûr que c’est malgré moy que j’en agis ainsi.

Étant né à Ecbatane, je fus vendu pour servir dans le palais d’un grand seigneur. J’étois étourdi et distrait au point d’être incapable de quelque chose que ce fût au monde. Un jour que je présentois du sorbek à mon maître, je m’inclinay trop bas, et j’en laissay tomber six tasses qui se brisèrent à ses pieds. Je voulus me relever, je me jetay un peu trop en arrière, et je tombay à la renverse, entraînant avec moy une table sur laquelle il y avoit quelques vases. Cela fit beaucoup rire mon maître, et je m’aperçus, le soir, par les caresses de mes camarades, que j’avois beaucoup plus de considération dans la maison. Depuis ce tems, mon maître m’aima toujours ; il me faisoit copier des livres de Zoroastre. Quand je réussissois, il ne me disoit rien ; mais, quand j’écrivois quelque extravagance, il travailloit à me faire voir ma sottise ; il se tourmentoit pour m’en convaincre ; il rioit, et me faisoit donner deux tasses de sorbek.

Je m’acquittois bien mal des commissions qu’il me donnoit ; je ne rencontrois jamais ce qu’il m’avoit