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Page:Montesquieu - Histoire véritable, éd. Bordes de Fortage, 1902.djvu/78

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MONTESQUIEU


n’eût mal aux dents, ce qui fit qu’il en sortit sans avoir reçu aucun sujet de chagrin. Il se maria, et je vins au monde. La fortune me fit naître nain, et elle me fit naître muet. Ces deux qualités, jointes ensemble, me procurèrent une place auprès du Roi. Il me parloit continuellement par signes, et il rioit lorsque je l’entendois, et lorsque je ne l’entendois pas. Il se servoit de moy pour étrangler tous ceux qui lui déplaisoient, et j’étois si bien au fait, qu’il ne m’arriva presque jamais de prendre quelqu’un pour un autre. J’avois un frère aussi petit que moy, mais on n’en fît jamais de cas, car il avoit le malheur d’entendre ce qu’on luy disoit, et d’exprimer, par la parole, ce qu’il pouvoit concevoir. Cependant, le hazard fît que je fus un petit homme encore plus considérable que je n’avois été ; voicy comment. Un eunuque africain, en qualité du plus laid homme de l’empire, obtint le titre de gardien des vierges et de chef des eunuques noirs. Ce haut rang lui fut longtemps disputé, mais il l’emporta, et un autre, qui osa se montrer, eût si peu de succès contre luy, que, bien loin d’obtenir ce poste, il fut sifflé, et resta un misérable jardinier du sérail. Pendant que la dispute étoit la plus échauffée, je fis remarquer au Roi que le nouveau champion avoit une dent très blanche, et que, de loin, il ne paraissoit pas si contrefait que de près. Ce service que je rendis au chef des eunuques ne fut pas sans récompense, car il se piquoit de n’oublier jamais ses créatures. Il prit soin de ma fortune, j’entray dans toutes les intrigues du sérail, et mes signes devinrent des loix pour tout l’empire.