Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/163

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plutôt qu’elle ne permet, et qui sont des images si naïves de l’union déjà formée par la nature.

Mon père, voyant donc qu’il auroit été dangereux de suivre mon inclination et la sienne, résolut d’éteindre une flamme qu’il croyoit naissante, mais qui étoit déjà à son dernier période ; il prétexta un voyage et m’emmena avec lui, laissant ma sœur entre les mains d’une de ses parentes ; car ma mère étoit morte depuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le désespoir de cette séparation : j’embrassai ma sœur toute baignée de larmes ; mais je n’en versai point, car la douleur m’avoit rendu comme insensible. Nous arrivâmes à Tefflis ; et mon père, ayant confié mon éducation à un de nos parents, m’y laissa et s’en retourna chez lui.

Quelque temps après, j’appris que, par le crédit d’un de ses amis, il avoit fait entrer ma sœur dans le beiram du roi, où elle étoit au service d’une sultane. Si l’on m’avoit appris sa mort, je n’en aurois pas été plus frappé : car, outre que je n’espérois plus de la revoir, son entrée dans le beiram l’avoit rendue mahométane ; et elle ne pouvoit plus, suivant le préjugé de cette religion, me regarder qu’avec horreur. Cependant, ne pouvant plus vivre à Tefflis, las de moi-même et de la vie, je retournai à Ispahan. Mes premières paroles furent amères à mon père ; je lui reprochai d’avoir mis sa fille en un lieu où l’on ne peut entrer qu’en changeant de religion. Vous avez attiré sur votre famille, lui dis-je, la colère de Dieu et du Soleil qui vous éclaire ; vous avez plus fait que si vous aviez souillé les Éléments, puisque vous avez souillé l’âme de votre fille, qui n’est pas moins pure : j’en mourrai de douleur et d’amour ;