Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/183

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à tous les instants la supériorité qu’il a sur tous ceux qui l’approchent ; si cela est, je n’ai que faire d’y aller ; je prends déjà condamnation, et je la lui passe tout entière.

Il fallut pourtant marcher ; et je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d’une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvois me lasser de l’admirer. Ah ! bon Dieu ! dis-je en moi-même, si lorsque j’étois à la cour de Perse, je représentois ainsi, je représentois un grand sot ! Il auroit fallu, Rica, que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui venoient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance ; ils savoient bien que nous étions au-dessus d’eux ; et s’ils l’avoient ignoré, nos bienfaits le leur auroient appris chaque jour. N’ayant rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables : nous nous communiquions aux plus petits ; au milieu des grandeurs, qui endurcissent toujours, ils nous trouvoient sensibles ; ils ne voyoient que notre cœur au-dessus d’eux ; nous descendions jusqu’à leurs besoins. Mais, lorsqu’il falloit soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques ; lorsqu’il falloit faire respecter la nation aux étrangers ; lorsque, enfin, dans les occasions périlleuses, il falloit animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut que nous n’étions descendus ; nous ramenions la fierté sur notre visage ; et l’on trouvoit quelquefois que nous représentions assez bien.

De Paris, le 10 de la lune de Saphar, 1715.