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Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/187

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Mais, dira-t-on, vous troublez l’ordre de la providence. Dieu a uni votre âme avec votre corps ; et vous l’en séparez : vous vous opposez donc à ses desseins, et vous lui résistez.

Que veut dire cela ? Troublé-je l’ordre de la Providence, lorsque je change les modifications de la matière, et que je rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c’est-à-dire les lois de la création et de la conservation, avoient faite ronde ? Non, sans doute : je ne fais qu’user du droit qui m’a été donné ; et, en ce sens, je puis troubler à ma fantaisie toute la nature, sans que l’on puisse dire que je m’oppose à la providence.

Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d’ordre et moins d’arrangement dans l’univers ? Croyez-vous que cette nouvelle combinaison soit moins parfaite et moins dépendante des lois générales ? que le monde y ait perdu quelque chose ? et que les ouvrages de Dieu soient moins grands, ou plutôt moins immenses ?

Pensez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d’elle, et que mon âme, dégagée de tout ce qu’elle avoit de terrestre, soit devenue moins sublime ?

Toutes ces idées, mon cher Ibben, n’ont d’autre source que notre orgueil : nous ne sentons point notre petitesse ; et, malgré qu’on en ait, nous voulons être comptés dans l’univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l’anéantissement d’un être aussi parfait que nous dégraderoit toute la nature ; et nous ne concevons pas qu’un homme de plus ou de moins dans le monde, que dis-je ? tous les