Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/37

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peine : que veux-tu que je suive, la prudence de mes ennemis, ou la mienne ?

Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse ; je le puis dire, mon cœur ne s’y corrompit point : je formai même un grand dessein, j’osai y être vertueux. Dès que je connus le vice, je m’en éloignai ; mais je m’en approchai ensuite pour le démasquer. Je portai la vérité jusqu’au pied du trône : j’y parlai un langage jusqu’alors inconnu ; je déconcertai la flatterie, et j’étonnai en même temps les adorateurs et l’idole.

Mais, quand je vis que ma sincérité m’avoit fait des ennemis ; que je m’étois attiré la jalousie des ministres sans avoir la faveur du prince ; que, dans une cour corrompue, je ne me soutenois plus que par une foible vertu, je résolus de la quitter. Je feignis un grand attachement pour les sciences ; et, à force de le feindre, il me vint réellement. Je ne me mêlai plus d’aucunes affaires, et je me retirai dans une maison de campagne. Mais ce parti même avoit ses inconvénients : je restois toujours exposé à la malice de mes ennemis, et je m’étois presque ôté les moyens de m’en garantir. Quelques avis secrets me firent penser à moi sérieusement : je résolus de m’exiler de ma patrie, et ma retraite même de la cour m’en fournit un prétexte plausible. J’allai au roi ; je lui marquai l’envie que j’avois de m’instruire dans les sciences de l’Occident ; je lui insinuai qu’il pourroit tirer de l’utilité de mes voyages : je trouvai grâce devant ses yeux ; je partis, et je dérobai une victime à mes ennemis.

Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage. Laisse parler Ispahan ; ne me défends