Page:Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/140

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Monsieur

« Je suis un homme qui m’occupe, toutes les nuits, à regarder, avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui roulent sur nos têtes ; et, quand je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j’observe un ciron ou une mite.

« Je ne suis point riche, et je n’ai qu’une seule chambre : je n’ose même y faire du feu, parce que j’y tiens mon thermomètre, et que la chaleur étrangère le feroit hausser. L’hiver dernier, je pensai mourir de froid ; et quoique mon thermomètre, qui étoit au plus bas degré, m’avertît que mes mains alloient se geler, je ne me dérangeai point ; et j’ai la consolation d’être instruit exactement des changements de temps les plus insensibles de toute l’année passée.

« Je me communique fort peu : et, de tous les gens que je vois, je n’en connois aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à Leipsick, un autre à Londres, que je n’ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec lesquels j’entretiens une correspondance si exacte, que je ne laisse pas passer un courrier sans leur écrire.

« Mais, quoique je ne connoisse personne dans mon quartier, j’y suis dans une si mauvaise réputation, que je serai, à la fin, obligé de le quitter. Il y a cinq ans que je fus rudement insulté par une de mes voisines, pour avoir fait la dissection d’un chien qu’elle prétendoit lui appartenir. La femme d’un boucher, qui se trouva là, se mit de la partie ; et, pendant que celle-là