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LETTRE CXXIX.

RICA À USBEK.
À ***.


Je passois l’autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis : il rencontra un homme de sa connoissance qu’il me dit être un géomètre ; et il n’y avoit rien qui n’y parût, car il étoit dans une rêverie profonde ; il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche, et le secouât pour le faire descendre jusques à lui ; tant il étoit occupé d’une courbe, qui le tourmentoit peut-être depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beaucoup d’honnêtetés, et s’apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d’un caffé, où j’entrai avec eux.

Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du caffé en faisoient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étoient dans un coin. Pour lui, il parut qu’il se trouvoit dans un lieu agréable : car il dérida un peu son visage, et se mit à rire comme s’il n’avoit pas eu la moindre teinture de géométrie.

Cependant son esprit régulier toisoit tout ce qui se disoit dans la conversation. Il ressembloit à celui qui, dans un jardin, coupoit avec son épée