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un de leurs vaisseaux, battu de la tempête, échoua sur la côte d’une île inconnue. Cette île étoit déserte. Les habitants l’avoient abandonnée, parce que l’air y étoit si mauvais qu’on n’y vivoit pas plus 5 de trente ans. Le terrain étoit marécageux, mais très gras. L’île étoit remplie de chèvres si pleines de lait qu’elles se laissoient traire à l’envi, et ce lait fut toujours la nourriture de notre Espagnol. Ce qui lui faisoit le plus de peine, c’est qu’il étoit nu, ayant

10 jeté ses habits, lorsqu’il se sauva à la nage.

Il y avoit plus de six mois qu’il étoit dans cette île, lorsqu’un jour qu’il étoit sur le rivage, il vit une jeune fille de l’âge de douze ans, qui s’y baignoit ; et c’étoit la seule personne qui fût dans l’île. Elle

i5 avoit été laissée (je ne sais comment), lorsque les habitants l’abandonnèrent. Ils (sic) furent d’abord surpris tous deux ; mais ils sentirent bientôt qu’ils n’étoient point ennemis : à mesure que l’Espagnol s’approchait, la jeune Américaine s’approcha aussi :

20 car elle n’avoit point appris à ignorer ce qu’il est impossible de ne pas savoir1. Ils s’aimèrent et se donnèrent une foi qu’ils ne pouvoient pas violer. Ils eurent quatre enfants. Le père mourut, et la mère ne survécut que de quelques jours, laissant dans l’île

23 quatre habitants, dont le plus âgé n’avoit pas encore quatre ans. Les chèvres accoutumées à venir allaiter les petits enfants y vinrent toujours de même et en eurent toujours soin. Dès qu’ils eurent atteint l’âge de douze ans, ils

1. C’étoit une prière (?) naturelle.