Page:Montpetit - Poissons d'eau douce du Canada, 1897.pdf/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
208
LES POISSONS

faut pour berceau un fleuve ou un lac d’eau douce immense, suspendu aux flancs de hautes montagnes — entouré d’un silence profond, d’attentions quasi maternelles de la part des peuples avoisinants — retournez à la description de l’Oural — s’éloigne d’année en année, des lieux qui le charmaient jadis, depuis qu’on y entend le chant de la Marseillaise. Ne va-t-il pas fuir à jamais, maintenant que le transsibérien, franchissant le fleuve sacré, frappe de son sifflet les échos de la Sibérie, en étouffant les plaintes des martyrs de la liberté à qui il procure déjà du soulagement, pendant qu’il accule la barbarie tartare aux pans ébréchés de la grande muraille de Chine ?

Les grands esturgeons de la mer Caspienne, de la mer Noire, de la mer d’Azof, du lac d’Aral et des principaux fleuves qui s’y déversent, pour être plus nombreux que les grands esturgeons de l’Atlantique et du Pacifique, apportent au commerce et à l’industrie un contingent bien moins considérable en Europe et en Asie même que l’esturgeon commun des eaux douces, l’acipeser sturio, autrement plus nombreux que le nausen, le huso, le transmontanus et autres géants de la famille, et qui peuple le fleuve Saint-Laurent depuis le cap Tourmente jusqu’au lac Supérieur, en se répandant, ici et là, dans les branches des rivières principales, ses tributaires, autrement vastes et importantes que la plupart des grands fleuves du vieux monde. Le même poisson se retrouve au Nord-Ouest, dans le lac des Bois, le lac La Pluie, etc., dans le lac Winnipeg, le lac Winnipigosis et autres que développent ou alimentent les deux Saskatchewan, la rivière Rouge, le Manitoba, confondus au printemps en une nappe immense qui rappelle les inondations périodiques du Nil. Voyageant en automne, à travers les prairies, vous apercevez tout à coup, sur votre route, à quinze ou vingt milles de distance du cours d’eau le plus rapproché, un bateau à vapeur laissé à sec par la descente des eaux des giboulées d’avril. Le foin monte autour et les fauves viennent hurler, la nuit, au monstre impassible qui a envahi leurs domaines.

Ailleurs, dans toute l’étendue du Canada, l’esturgeon n’existe pas. Les deux lacs immenses d’Athabaska, les lacs de l’Esclave, de l’Ours, et tant d’autres de proportions envahissantes, relevant de l’océan Arctique, manquent de ce précieux animal. Est-ce à dire que leurs eaux lui seraient idiosyncrasiques ? Oh non ; mais dans l’abaissement graduel des couches diluviennes, l’esturgeon sera resté captif en deça de l’axe qui détermine la barrière entre les eaux des bassins Arctique et Pacifique, dans nos régions septentrionales. Bien loin de croire à l’effet répulsif de ces eaux, je m’intéresserais plutôt au moyen d’y transporter de nos esturgeons d’eau douce, avec l’espoir qu’ils y réussiraient merveilleusement bien. Pour en arriver là il nous faut commencer doucement, en petit, en famille, chez nous, dans la province de Québec. Après ça nous verrons.