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DES POISSONS

« Il y a un fait curieux, c’est que tous les poissons qui restent longtemps dans ce vivier deviennent aveugles. On attribue cette circonstance à ce qu’ils ne trouvent point d’abri, dans cet étang, contre la chaleur et la lumière du soleil. Les eaux sont en effet trop peu profondes, comparées aux abîmes que les morues habitent généralement, dans l’état de liberté. Plusieurs que j’ai vues ainsi privées de la vue, sont entièrement nourries à la main. Ces morues infirmes seraient, en effet, incapables de rivaliser, dans la compétition de la nourriture, avec celles dont les yeux sont sains et clairvoyants. »

Certains poissons semblent ressentir une certaine amitié les uns pour les autres. Une personne qui avait deux dorades de la Chine dans un vase, en ôta une. L’autre refusa de manger, et montra des symptômes évidents de tristesse et de découragement, jusqu’a ce que sa compagne lui fût rendue.

Mais, chose plus étonnante ! nous allons voir un brochet, ce requin des eaux douces qui laisse partout derrière lui une trace sanglante, soudainement touché, comme au fond du cœur, d’un sentiment prononcé de reconnaissance.

« Quand je demeurais à Durham, dit le Dr Warwick, je me promenais un soir dans le parc qui appartient au comte de Stamford, et j’arrivai sur le bord d’un étang où l’on mettait pour quelque temps les poissons destinés à la table. Mon attention se porta sur un beau brochet d’environ 6 livres ; mais, voyant que je l’observais, il se précipita comme un trait au milieu des eaux…

« Dans sa fuite, il se frappa la tête contre le crochet d’un poteau. J’ai su, plus tard, qu’il s’était fracturé le crâne et blessé d’un côté le nerf optique. L’animal donna les signes d’une effroyable douleur ; il s’élança au fond de l’eau, et, enfonçant sa tête dans la vase, tournoya avec tant de célérité, que je le perdis presque de vue pendant un moment. Puis il plongea çà et là dans l’étang, et enfin se jeta tout à fait hors de l’eau, sur le bord. Je l’examinai, et reconnus qu’une très petite partie du cerveau sortait de la fracture du crâne.

« Je replaçai soigneusement le cerveau lésé, et, avec un petit cure-dent d’argent, je relevai les parties dentelées du crâne. Le poisson demeura tranquille pendant l’opération : puis il se replongea, d’un saut, dans l’étang. Il sembla d’abord beaucoup soulagé ; mais au bout de quelques minutes, il s’élança de nouveau et plongea çà et là jusqu’à ce qu’il se rejetât encore hors de l’eau. Il continua ainsi plusieurs fois de suite.

« J’appelai le garde, et avec son assistance, j’appliquai un bandage sur la fracture du poisson ; cela fait, nous le rejetâmes dans l’étang, et l’abandonnâmes à son sort. Le lendemain matin, dès que j’apparus sur le bord de la pièce d’eau, le brochet vint à moi, tout près de la berge, et posa sa