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ALLER ET RETOUR

teau que l’on n’aperçoit pas encore, mais qui doit arriver là-bas, de l’inconnu où déjà la nuit s’est installée. Encore un mouvement vers le départ définitif. C’est bien long. Depuis le pont de l’Albertic des phares nous éclairent. Au coin de la porte de fer où nous allons passer, un matelot attend la manœuvre. Allons, voici ta vie revenue. Reprends-la. Salue ton maître, celui du monde. Secoue tes souvenirs devant la réalité.

Je monte sur le pont dire adieu, comme chaque fois, à la dernière chose qui vive, les lumières ironiques et fidèles. J’attends. J’attendrai jusqu’à ce qu’elles disparaissent. L’ombre seule brisera le lien. Mais de quoi l’émotion renaît-elle ? Est-ce parce que je n’étais pas venu depuis trois ans ? Je me croyais mort à l’enchantement. Mon arrivée m’avait laissé froid, sans réflexe. J’allais sans m’attarder, sans me joindre ni me lier, libre et indifférent. Une lucidité qui me paraissait une victoire.

Le décor est resté superbe, me disais-je, mais son âme est absente. Tant mieux, je souffrirai moins de le quitter ; je regretterai moins de ne pas m’y fondre. Mes poursuites additionnaient les convictions : le théâtre amoindri, la société distante, l’effort créateur agité d’intérêt matériel, emporté loin des vérités essentielles et des grâces traditionnelles, les figures fermées, un mouvement vers le gain immédiat, l’étranger partout où j’avais laissé le Français, le Français même devenu par tant de côtés l’étranger. Tous les traits désarçonnants. déconcertants, d’une période d’adaptation.

Muré dans une chambre d’hôtel que j’accusais de toutes mes désillusions, devant une table à tout mettre, près de lits longuement défaits, j’éprouvais même, certains jours, le vague désir de