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moyen de satisfaire la passion qu’il avoit pour Héloïse, proposa à Fulbert de le prendre en pension, sous prétexte qu’étant logé chez lui, il pouroit consacrer son temps à l’instruction de sa niéce. Ce bon homme qui ne se défioit ni de la vertu d’Héloïse, ni de la sagesse d’Abailard, qui jusque-là avoit vécu d’une maniere très-réglée, accepta volontiers cette proposition, & lui confia Héloïse, à laquelle Abailard fit l’amour d’autant plus facilement, que le prétexte de l’étude lui fournissoit l’occasion d’être souvent seul avec elle. Il trouva Héloïse plus disposée à entrer dans sa passion qu’il ne se l’étoit promis. Cependant il lui enseigna l’hébreu, le grec, & le latin ; & elle fit de grands progrès dans la. philosophie, les mathématiques, & la théologie qu’il lui enseigna. Le public s’apperçut bientôt que l’attachement mutuel du maître & de l’écoliere sortoit des bornes de la bienséance ; & Fulbert en ayant été averti enfin, chassa Abailard de sa maison, & lui défendit de voir Héloïse. Mais celle-ci ne tarda pas à informer son amant qu’elle se sentoit enceinte, & à le presser de l’enlever. Ils se retirerent en Bretagne, chez une sœur d’Abailard, où Héloïse accoucha d’un fils qu’on nomma Astrolabe. Ce fils survéquit à Abailard : il paroît qu’il embrassa l’état ecclésiastique. Héloïse le recommande à Pierre de Cluni, dans une lettre qui est la 24 de l’édition de 1616.

Abailard, pour appaiser Fulbert, lui fit proposer d’épouser Héloïse, pourvû que leur mariage demeurât secret. L’oncle accepta les offres, & le mariage se célebra à Paris en sa présence ; mais pour mettre à couvert l’honneur de sa niéce, il crut ne devoir point tenir la condition du mystere. Héloïse, qui, par une délicatesse singuliere, n’avoit consenti à cette union qu’après une longue résistance, & à qui la prétendue gloire d’Abailard étoit plus précieuse que sa propre reputation, nia le fait avec serment ; & Fulbert, fâché de son obstination, la traita si mal, qu’Abailard la retira de chez lui, pour la mettre au monastere d’Argenteuil, où elle avoit été élevée, & où il lui fit prendre l’habit de religieuse à l’exception du voile. Fulbert s’imaginant qu’Abailard vouloit faire Héloïse religieuse pour s’en débarasser, en fut si irrité, qu’il aposta des gens qui entrerent dans sa chambre pendant la nuit, & le priverent des parties par lesquelles il l’avoit deshonoré. Abailard sentant toute la honte qui suivoit ce mauvais traitement, alla se cacher dans l’abbaye de S. Denys en France, où il prit l’habit de religieux. Mais il ne s’y engagea qu’après que son épouse eut fait profession dans le monastere d’Argenteuil ; ce qu’elle ne fit que par pure complaisance pour lui. Cependant les disciples d’Abailard le pressoient de reprendre ses leçons publiques. Son abbé & ses confreres y consentirent ; mais comme ils craignoient que l’affluence de ses disciples ne troublât la tranquillité & le bon ordre établi dans leur maison, ils lui conseillerent de se retirer à S. Ayoul de Provins, dont le prieur étoit son ami particulier : Abailard transplanté dans cette solitude vers 1120, y ouvrit une école, & y enseigna de nouveau la dialectique & la théologie. L’affluence des étudians qui y accoururent fut très-grande, & quelques auteurs en font monter le nombre jusqu’à trois mille. (Hist. litter. de la Fr. tome IX, p. 84, 85, 93.)

Cette nombreuse école fut bientôt dissipée. Les succès d’Abailard réveillerent la jalousie des autres maîtres, & particulierement celle de Lothulphe & d’Alberic, ses anciens rivaux, qui enseignoient à Rheims, & s’étoient autrefois montré ses ennemis à Laon. Soit zèle, soit vengeance, ils se déclarerent contre un livre qu’il avoit composé sur la Trinité. Ils prétendirent y trouver des erreurs, & solliciterent l’archevêque Raoul le verd d’indiquer un concile à Soissons, de concert avec le légat Conon, évêque de Palestrine, pour examiner le traité. Le concile se tint en effet ; mais on ne sait précisément en quelle année, les auteurs ne s’accordant point sur cela. Abailard y comparut, & fut condamné à bruler lui-même son ouvrage, & à être renfermé pour toujours dans le monastere de S. Médard. Il ne fut pas long-temps dans cette espece de prison ; le légat lui permit quelques jours après de retourner à S. Denys. Mais il fut bientôt obligé d’en sortir une seconde fois ; car ayant entrepris de prouver que le patron de cette abbaye n’étoit pas S. Denys l’Aréopagite, l’abbé & les moines le menacerent de porter leurs plaintes au roi, & de le mettre entre ses mains pour être puni comme criminel de leze-majesté. Ces menaces l’effrayerent ; & ayant trouvé moyen de s’échaper pendant la nuit, il retourna à Provins au monastere de S. Ayoul. Il y reprit ses leçons, & les continua en ce lieu jusqu’à ce que l’abbé Suger, successeur d’Adam en 1122, lui permit de vivre monastiquement partout où il voudroit, lui enjoignant néanmoins de ne passer sous l’obéissance d’aucun autre supérieur. Alors Abailard quitta S. Ayoul, & s’étant choisi une solitude près de Nogent sur Seine, au diocèse de Troyes, il y bâtit un oratoire en l’honneur de la sainte Trinité sous le titre du Paraclet. Ses disciples découvrirent bientôt le lieu de sa retraite. Ils vinrent l’y trouver, & l’engagerent à continuer ses leçons. Mais la liberté qu’il se donnoit de traiter en philosophe plutôt qu’en théologien les mysteres de la religion, lui attira encore de nouvelles affaires. Il se vit attaqué de nouveau par Lotulphe & Alberic. S. Bernard. & S. Norbert devinrent aussi ses accusateurs. Outre nombre d’erreurs dont on le chargeoit, on lui fit un crime d’avoir donné à son oratoire le nom de Paraclet, qui étoit celui d’une seule des trois personnes de la Trinité. C’est dans ces circonstances que les moines de S. Gildas de Ruis le choisirent pour leur abbé. Il espéra que ce seroit pour lui un asyle ; mais leur mauvaise conduite, & la violence d’un seigneur qui leur enlevoit la meilleure partie de leur revenu, l’exposerent à mille chagrins & aux plus grands dangers, desorte qu’il se crut obligé d’abandonner cette maison. En ce même temps Suger abbé de S. Denys, persuadé que les religieuses d’Argenteuil ne vivoient pas avec toute la régularité convenable à leur état, les fit sortir de ce monastere, & établit à leur place des moines de S. Denys. Abailard offrit le Paraclet à Héloïse, qui se trouvant sans asyle, s’y retira avec les religieuses qui l’avoient suivie, & qui voulurent qu’elle continuât à les gouverner, ayant déja été leur prieure à Argenteuil. L’établissement de ce monastere fut d’abord confirmé par l’évêque de Troyes, & ensuite par le pape Innocent II. Héloise & sa nouvelle communauté s’attirerent l’estime de tout le pays, & les aumônes abondantes les tirerent de l’extrême pauvreté où elles étoient d’abord. Abailard qui les y avoit placées, se crut obligé de leur rendre de temps en temps quelques visites, autant pour entretenir leur ferveur, que pour leur procurer des aumônes par ses prédications. A en juger par ce qu’il en dit lui-même, il semble que la charité seule l’y conduisoit ; mais tout le monde n’en jugea pas aussi favorablement, & on attribua ces visites à un reste de tendresse pour Héloïse. D’un autre côté, Guillaume abbé de S. Thierry, excita de nouveau le zèle de S. Bernard contre Abailard. On voit par la lettre 336 de S. Bernard, édition de D. Mabillon, que le saint parla plusieurs fois à Abailard pour l’engager à une rétractation. Mais celui-ci demanda à se justifier dans une assemblée publique, comme le témoigne le même saint dans sa 189e lettre n. 4. S. Bernard invita donc les prélats de France à s’assembler à Sens, pour examiner les erreurs dont l’abbé de S. Gildas étoit accusé. Ils s’y rendirent en 1140, & tinrent un concile, où le roi Louis VII se trouva en personne. S. Bernard y assista aussi, & allégua des textes de S. Augustin & d’autres peres, pour faire voir la fausseté de la doctrine qu’il s agissoit de condamner. Lorsqu’on lut les propositions extraites par