Page:Moréri - Grand dictionnaire historique - 1759 - vol. 1.djvu/63

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ciel, ou que vous êtes le fils de Dieu, qui opérez ces choses si miraculeuses. C’est pourquoi j’ai osé vous écrire cette lettre, & vous supplier affectueusement de prendre la peine de me venir voir, & de me guérir d’une douleur qui me tourmente cruellement. J’ai su que les Juifs vous persécutent, qu’ils murmurent de vos prodiges, & tâchent de vous faire périr. J’ai ici une ville qui est belle & commode ; encore qu’elle soit petite, elle suffira pour tout ce qui vous sera nécessaire.

Jesus-Christ retenu dans la Judée par la nécessité d’y accomplir les mysteres pour lesquels il avoit été envoyé, fit cette réponse par écrit au roi Abgar :

Vous êtes heureux, Abgar, de croire en moi sans m’avoir vu ; car c’est de moi qu’il est écrit, que ceux qui m’auront vu, ne croiront point en moi, afin que ceux qui ne m’auront point vu croient & reçoivent la vie. Quant à ce que vous me priez de vous aller trouver, il faut que j’accomplisse ici toutes les choses pour lesquelles je suis envoyé, & qu’ensuite je retourne à celui qui m’a envoyé. Quand j’y serai retourné, je vous enverrai un de mes disciples, afin qu’il vous guérisse de votre incommodité, & qu’il vous donne la vie, à vous, & à ceux qui sont avec vous.

Abgar ne fut pas long-temps sans voir l’accomplissement de la promesse que Jesus-Christ lui avoit faite. S. Thomas lui enyoya S. Thadée, non celui des douze apôtres qui est aussi appellé Jude, mais l’un des septante disciples. Dès qu’il fut arrivé à Edesse, il se logea chez un particulier nommé Tobie, où sa réputation éclata bientôt, par un si grand nombre de miracles, qu’elle parvint jusqu’aux oreilles du roi, qui lui demanda s’il étoit le disciple promis. Thadée lui répondit que oui, & lui dit qu’il venoit pour récompenser la foi que ce prince avoit eue en Jesus-Christ ; à quoi le roi répliqua dans les premiers mouvemens de son zèle, qu’il croyoit tellement au Sauveur, que sans les Romains il eût voulu tailler en piéces les Juifs qui l’avoient crucifié. Après cette profession de foi S. Thadée guérit le prince, en lui imposant les mains, & ce miracle, aussi-bien que les autres qu’il opéra, disposa tellement les habitans d’Edesse à recevoir la doctrine de Jesus-Christ, qu’ils embrasserent dès qu’elle leur eut été annoncée par S. Thadée, & qu’ils la retinrent depuis très-constamment.

Voilà les principales circonstances de la conversion d’Abgar, qu’Eusebe de Césarée dit être tirées des archives de l’église d’Edeste, & dont il a cru devoir enrichir son histoire ecclésiastique. Quant au temps auquel Thadée fut envoyé à Edesse, il est assez difficile de le déterminer. L’édition d’Eusebe faite à Genève, pag. 25, & la traduction de Musculus, pag. 15, aussi-bien que la traduction de Rufin, pag. 17, placent cette mission sous l’an 43, date qui devoit marquer les années du regne d’Abgar, puisqu’il paroît que c’étoit celle des registres d’Eusebe ; mais M. de Valois dit que les manuscrits portent l’an 340 & non 43, calcul qui forme une difficulté que nous déveloperons plus bas.

Quoique l’autorité d’Eusebe soit d’un grand poids, & que S. Ephrem ait reçu cette histoire après lui, en quoi ils ont été suivis par le comte Darius dans une épître à S. Augustin, par Théodore Studite dans une autre au pape Pascal, par Cedrene, Procope, S. Jean de Damas, Evagre, & par le pape Adrien dans une épître à Charlemagne ; quelques modernes n’ont pas laissé d’attaquer la réponse de Jesus-Christ à Abgar, & l’histoire de sa conversion. Tels sont Casaubon, auquel Gretser a répondu ; & après lui le pere Alexandre & M. Du-Pin, que M. de Tillemont a réfutés. Les objections du pere Alexandre sur la lettre de Jesus-Christ sont, 1. Que si cette lettre étoit véritable, elle eût été reçue dans l’Eglise comme canonique ; au lieu que dans le concile de Rome sous le pape Gelase, elle a été mise entre les écrits apocryphes. M. de Tillemont, qui avoue que cette difficulté est très-considérable, y répond néanmoins, en disant que l’Eglise, qui n’a reçu cette lettre que par une voie purement humaine, comme tirée des archives d’Edeste, n’a pas cru devoir la ranger au nombre des écritures sacrées & canoniques, & que par cette raison elle l’a déclarée apocryphe, mais non fausse. La seconde difficulté du P. Alexandre roule sur ce que ces paroles de la réponse où il est dit, c’est de moi qu’il est écrit, que ceux qui m’auront vu, ne croiront pas en moi, afin que ceux qui ne m’auront point vu, croient & reçoivent la vie, ne se trouvent nulle part dans l’écriture, & ne peuvent regarder que les paroles de Jesus-Christ à S. Thomas, prononcées depuis sa résurrection : Heureux ceux qui n’ont point vu, & qui ont cru : citation d’où l’on pouroit conclure que cette lettre est supposée. M. de Tillemont fait remarquer au P. Alexandre, & à M. Du-Pin, après lui, que les paroles contestées dans la réponse de Jesus-Christ contiennent manifestement le sens de plusieurs prophéties, telles que sont celles d’Isaïe, chap. 51, v. 15, & chap. 65, v. 1 & 2. Les autres difficultés formées par le P. Alexandre sont moins considérables. On n’a pas objecté, dit-il, cette épître aux ariens ; est-ce qu’on la croyoit fausse ? Non, puisqu’Eusebe lui-même l’a autorisée ; mais outre qu’elle n’a rien qui prouve la nature divine de Jesus-Christ, où s’engageroit-on, si l’on vouloit rendre compte de cette omission & de mille autres de cette nature ? Enfin le P. Alexandre remarque que S. Augustin & S. Thomas après lui, ont soutenu que Jesus-Christ n’avoit rien écrit, & que S. Jérôme n’a point parlé d’Abgar dans son tráité des écrivains illustres. Mais, pour ce qui regarde les écrits de Jesus-Christ, qui peut assurer que S.Augustin & S.Thomas eussent pour alors en vûe la réponse du Sauveur ? & quand même ils l’auroient eue, auroient-ils dû changer de sentiment, puisque cette lettre n’a point de rang entre les écritures sacrées, & que d’ailleurs elle ne contient ni dogmes ni témoignages de la divinité de Jesus-Christ ? Quant à l’objection tirée de S. Jérôme, on ne doit pas être surpris que ce pere n’aît pas compté le roi Abgar entre les écrivains ecclésiastiques pour une lettre de quelques lignes seulement : au contraire il y auroit lieu d’être surpris qu’il en eût fait mention ;

Venons à M. Du-Pin. Il abandonne tous les argumens du P. Alexandre, hors le second, auquel on a répondu. Le dernier de ceux qu’il forme sur la mission de S. Thadée, est celui qui mérite le plus d’attention. Il est marqué, dit-il, à la fin des actes de la ville d’Edeste, que cette histoire étoit arrivée l’an 430 des Edesseniens; or cette année 430 est la XV de Tibere, en laquelle les anciens ont cru que Jesus-Christ étoit mort & ressuscité, & il faudroit dire, suivant cette époque, que cela arriva aussitôt après la résurrection de Jesus-Christ, & qu’ainsi Abgar & plusteurs autres gentils d’Edeste ont reçu l’évangile avant Corneille ; ce qui est manifestement contraire aux actes des apôtres, & par conséquent il est comme assuré que cette histoire est fausse, & que ces lettres sont supposées. Cette date de 430 s’est glissée sans doute par une faute d’impression dans l’objection de M. Du-Pin, au lieu de 340, qui est la véritable. M. de Tillemont convient avec lui qu’il est hors d’apparence que cette histoire soit arrivée l’an 340 des Edesseniens, ce qui supposeroit que Jesus-Christ est mort la vingt-neuviéme année de l’ére chrétienne, contre l’opinion généralement reçue. Aussi, sans s’attacher à soutenir ce calcul, il conjecture qu’il faut lire la 43 année, comme nous l’avons remarqué ci-dessus, ou bien qu’il s’est glissé quelque erreur de chifre dans le nombre 340, au lieu duquel il faut lire 346 ou 347 : conjecture d’autant plus vaisemblable, qu’Eusebe, qui étoit habile chronologiste, n’a pas laissé d’autoriser cette histoire, malgré la difficulté de cette date qu’il ne pouvoit ignorer, puisqu’il a connu l’ére d’Edesse, & qu’il l’a même citée au sujet de l’hérésie des manichéens. Les autres objections de M. Du-Pin paroissent