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réceptivité spirituelle : elle savait tout, de par la vertu sincère de son ignorance. Et ceci n’est qu’apparemment paradoxal : jusqu’aux temps tout modernes, c’est la Foule qui écrit l’histoire et inspire les penseurs, — la foule plus un homme. Tous-et-Un, voilà l’authentique et l’universel auteur des grandes choses qui sont dans nos mémoires. C’est la Foule et Pierre l’Ermite, c’est la Foule et Saint-Louis qui ont fait les Croisades, c’est la Foule et Louis XI qui ont fait la France… C’est la Foule et les Trouvères, la Foule et Villon qui ont fait la langue française.

Et ce n’est pas le moindre des Mystères devant quoi l’esprit hésite, ce double phénomène, attesté par toute l’histoire de la linguistique : la toute puissance et la fécondité de la Foule à créer les mots et les alliances de mots, la construction, la syntaxe, — tout le génie de la Langue, tandis qu’à la même tâche les savants[1] se sont montrés impuissants et stériles, et, pour toute collaboration

à ce grand travail, ont dû se contenter de catalo-

  1. Je dis les savants et non pas les écrivains. Au contraire ceux-ci ont enrichi la langue de nouveautés — que d’ailleurs les savants n’acceptent pas sans protester. Mais la faculté créatrice des écrivains est celle même de la Foule : l’Intuition. C’est le vieux rem tene, verba sequentur : une chose nouvelle exige un mot nouveau et l’imagine, sans vaines recherches de radicaux et de désinences, par un retour, peut-être, à cette omnisciente ignorance du premier homme, qui désigna d’un nom chacun des êtres et chacune des choses que Dieu venait de créer.