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LE VAMPIRE

Peu à peu il reprit ses sens.

Il parvint à se remettre debout et regarda d’un air égaré la foule qui l’entourait…

Tout à coup, il se souvint,

— Vous me croyez fou, n’est-ce pas ? fit-il d’une, voix chevrottante. Eh bien, non… Je vous dis qu’on m’a tué mes enfants !

Il y avait dans son accent quelque chose de si douloureux et de si vrai, qu’un frisson parcourut les spectateurs.

— Écoutez, commanda le père Marius, je veux que vous sachiez…

— Ne vous fatiguez pas inutilement, fit le Docteur-Noir.

Le vieillard ne l’entendit pas.

Il continua, l’œil perdu dans le vague, comme s’il lisait à travers le passé :

— C’était, il y a dix ans, après la guerre… J’étais fermier près de Nantes… Je me dis : faut aller porter des provisions aux Parisiens, ça se vendra bien. Ils crèvent tous de faim. Et puis, pour tout dire, je voulais revoir ma petite fille, Marguerite, mariée depuis trois ans, et qu’avait déjà un beau bébé qui courait tout seul et parlait comme un ange… Ça avait été une histoire d’amour, son mariage…

On écoutait sans perdre une parole ce que disait le vieillard.

— Figurez-vous, mes bonnes gens, qu’elle s’était amourachée d’un jeune peintre qui voyageait là-bas… un joli et brave garçon… Moi, je n’étais pas de ces vieux grognons qui contrarient les inclinations… Allez-y, les enfants ! que je me disais. Un matin, je les surprends en train de se becqueter. Du coup, je roule des gros yeux. Mais, tout de suite, je me radoucis : Mes poulets, que je leur dis, nous irons conter ça à monsieur le maire. C’est ce qui arriva.

Et il ajouta :

— Je les y ai menés, les petits mâtins !

Le vieillard avait un rayonnement dans les yeux.

— Et j’étais content… et je me frottais les mains, cré coquin !… C’est qu’ils étaient mignons à croquer ces deux mioches, des gamins, quoi… Mais ce qu’ils s’aimaient gentiment, non, vrai, c’est à ne pas le dire !… Bref, ils restèrent un an avec le vieux et, ô misère ! ils s’en allèrent à Paris.

Le père Marius était redevenu sombre.

— La guerre, la Commune, tout le tremblement. Est-ce que je savais !… Je ne connais rien à la politique. C’est pas mon affaire, à une vieille bête comme moi. Donc, je m’en vais à Paris… Je recommande mes affaires à un tout jeune vicaire, sorti depuis peu du séminaire de Nantes, et que je connaissais depuis beau temps… même que ma petite fille me disait de prendre garde, qu’il tournait autour d’elle… Je ne le croyais pas ; pauvre imbécile…

Et le vieillard se prit à pleurer.