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au père Beaulieu sur son ami de la ville, dans l’espoir d’obtenir quelque renseignement. Le père Beaulieu se rengorgeait avec orgueil et ne disait rien.

Mais un dimanche, un cultivateur dit pour plaisanter : « je gage que le père Beaulieu va vendre sa terre ». Cette supposition, faite par simple hasard, fut accueillie comme une révélation et on la crut vraie. Dulieu n’était-il pas un agent d’immeubles ?

De ce jour, l’attitude des cultivateurs à l’égard du père Beaulieu changea : quelques-uns lui montrèrent beaucoup de déférence et d’autres laissèrent percer un peu de jalousie. On fit des saluts engageants à Dulieu, comme pour lui dire : « moi aussi, j’ai une terre à vendre ».

Les propos qu’on tenait parvinrent aux oreilles du père Beaulieu et quand quelqu’un lui dit : « paraîtrait que vous allez vendre votre terre, père Beaulieu ». il fut flatté et répondit, en feignant l’indécision : « eh ! eh ! je ne sais pas… » Il s’étonnait maintenant que Dulieu ne lui fit pas de proposition, mais celui-ci voulait laisser mûrir les désirs du cultivateur et ne pas brusquer les choses.

Il redoubla d’amabilité auprès du père Beaulieu et ce n’est que le jour de son départ, à la gare, qu’il parla au père Beaulieu du sujet dont le cultivateur se retenait à grand’peine de l’entretenir. Il lui dit fort aimablement adieu, puis il ajouta, d’un ton de confidence : « vous savez, vous avez une fort belle terre. Je l’achèterais, si vous me faisiez des conditions raisonnables. Quand vous serez fatigué de travailler dur et que vous voudrez venir vous reposer en ville, en jouissant de votre argent, adressez-vous à moi ; j’aurai une proposition à vous faire. Tenez, voici ma carte. Si vous faites un voyage à Montréal, ne manquez pas de venir me voir. »

Dulieu partit sur ces paroles. Le père Beaulieu revint chez lui, les oreilles bourdonnantes des derniers mots que lui avait dits l’agent d’immeubles.

L’impression laissée dans l’esprit du cultivateur était profonde.

Septembre arriva ; c’était le temps de la moisson ; il fallait abattre le blé et l’avoine, puis ce fut le tour des patates, qu’il fallait arracher au sol : la charrue bouleversait la terre molle où poussaient les précieux tubercules et les fils du cultivateur, sa femme et sa fille fouillaient avec leurs mains, retiraient les grappes de légumes qui semblaient d’énormes raisins bruns, et les jetaient dans des chaudières et des seaux tôt emplis. On vidait ensuite les réceptacles dans de grands barils d’où s’évadait une bonne odeur de terre fraîche, de cette terre généreuse et féconde qui fournissait la subsistance à la famille Beaulieu. Le travail était dur, mais on le faisait gaiement, car le champ contenait de quoi nourrir tous les travailleurs, — et il y en aurait même assez pour en vendre plusieurs minots. Ce n’était pas le moment de s’occuper de transactions financières, mais le père Beaulieu songeait quand même, en conduisant sa charrue, à la fortune que valait cette terre dont il retirait en ce moment une misérable récolte de patates. D’habitude, il était heureux et gai, à une pareille époque, mais cette année, il semblait