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insensible au fait qu’une saison favorable lui permettrait de ramasser un plus grand nombre de minots de patates qu’il n’en avait jamais ramassé. Il était absorbé et travaillait d’un air distrait. Ses pensées ne le quittaient même pas la nuit.

Il se réveillait quelquefois en sursaut et sa femme, étonnée de le voir nerveux, lui d’habitude si dormeur après une journée aux champs, lui demandait : « es-tu malade ? »

— Non, répondait-il, je rêvais.

Il s’étendait, tranquille, dans le lit, et demeurait les yeux ouverts dans l’obscurité, feignant de s’être rendormi et repassant les incidents de son rêve :

On avait frappé à la porte. Il était allé ouvrir et un étranger qui ressemblait à Dulieu et qui n’était pourtant pas lui avait tendu au père Beaulieu une lourde valise, qui était tombée à terre lorsque le cultivateur l’avait saisie. Elle s’était ouverte et des pièces d’or et d’argent avaient inondé la pièce. Sans transition aucune, le père Beaulieu avait ensuite vu passer devant lui sa terre, couverte de monticules de patates et de gerbes de blé ; elle passait à fleur de sol, comme un long ruban animé d’un mouvement de translation étrange. Il s’était ensuite trouvé au village, au milieu des cultivateurs, qui l’entouraient et le saluaient respectueusement. Tom avait disparu en un clin d’œil et un grand bruit, comme celui d’une locomotive lancée à toute vitesse, l’avait réveillé.

Quand la confusion mentale produite par le rêve se dissipait, il se demandait quel prix pourrait bien lui rapporter sa terre et ce qu’il ferait avec l’argent qu’il retirerait de la vente. Il avait une autre terre, plus petite et moins productive, dans une autre partie du village. Il ne la cultivait pas parce qu’il n’avait pas le temps de travailler sur les deux terres, se contentant d’aller y couper le foin et d’y mener paître ses animaux.

Il pourrait mettre cette autre terre en culture et jouir en paix de l’argent qu’il retirerait ; il prêterait cet argent et deviendrait un rentier, considéré de tous les villageois.

Le poids des pensées qui le tourmentaient devenait pesant et il s’en ouvrit à sa femme. Il eut quelque peine à lui faire comprendre la possibilité de la vente de leur terre, car elle avait l’âme simple et ne pouvait se faire à l’idée que leur terre passât en d’autres mains et rapportât le prix fabuleux de huit mille piastres pour lequel son mari voulait la vendre, ni surtout que toutes les traditions familières fussent rompues. La perspective d’aller cultiver l’autre petite terre lui semblait une déchéance ; son mari la gronda de son peu d’enthousiasme et lui représenta qu’ils seraient plus heureux sur une petite terre, avec plusieurs milliers de piastres à la banque, que dans leur demeure actuelle sans un sou devant eux.

Elle se rendit peu à peu à ses raisons, mais tous deux éprouvaient beaucoup de répugnance à faire la démarche décisive et à entrer en négociations avec Dulieu. Maintenant qu’ils avaient en-