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le village. Les acheteurs se disaient à voix basse, avec des clignements d’yeux : « il a eu sept mille piastres pour sa terre, il peut bien donner ses effets à bon marché ». Il les « donna » réellement plutôt qu’il ne les vendît.

Cela lui fut très sensible, autant que s’il avait eu besoin d’argent. Ses bons meubles, ses vaches, son cheval de trait vendus à si vil prix ! C’était un véritable sacrilège ! Il pensa en faire une maladie.

On donna plusieurs « veillées », en l’honneur de ceux qu’on appelait déjà les « montréalais » et ce n’est pas sans regrets qu’ils partirent, quoiqu’ils fussent convaincus qu’un sort très heureux les attendait. Marie surtout eut du chagrin, et au dernier moment, elle eût été prête à renoncer aux mirages attirants de la ville, si cela eût encore été possible.

La curiosité qu’elle avait auparavant de voir la ville était maintenant mêlée de crainte. Elle craignait sans savoir pourquoi : c’était l’inconnu qui l’effrayait.

Pourtant c’était un brave cœur : il n’y avait pas plus vive qu’elle, plus gaie, plus ardente au travail, à Saint-Augustin. Mais la ville, ses mystères et ses dangers lui inspiraient une horreur irraisonnée.


Combien plus elle aurait été épouvantée si elle avait connu la grande dévoreuse d’hommes qui boit leur sang, affaiblit leurs muscles, éteint leur énergie et les enveloppe d’une étreinte irrésistible et fatale, dont les monuments sont faits des sueurs et de la moelle des travailleurs qui les ont édifié, qui contient les œuvres d’art et la science et qui demande à ceux qui viennent s’affiner au contact d’une plus haute civilisation une rançon épouvantable, qui reçoit les hommes forts par milliers et qui en fait des miséreux livides, dont les enfants, demain, iront au cimetière. C’est la loi inévitable du progrès : pendant que le peuple tout entier devient plus riche, plus cultivé, plus civilisé et augmente son bien-être matériel, des milliers d’êtres humains qui contribuent à cette marche en avant, à cette poussée de l’humanité, meurent misérablement ; et la race trop affinée perd de sa vigueur et de sa force. Les derniers humains auront au service d’une cérébralité intense un corps débile.

Et au bout de quelques générations l’effort s’arrêterait, l’humanité ferait halte, épuisée, si le flot des travailleurs n’était sans cesse alimenté par ces hommes robustes, aux bras solides, que le soleil a frappés de ses rayons vivifiants et que la nature a bercé sur son sein. Ils viennent renouveler le sang appauvri de la civilisation et l’exode des champs vers les villes est à la fois un malheur et une nécessité. Bienheureux ceux qui, après avoir fait leur part du travail et avoir amassé les biens de ce monde et la sagesse humaine, peuvent retourner aux champs jouir de leur expérience et en faire jouir ceux qui creusent les sillons et nourrissent les villes.