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aux grandes demeures hospitalières de la campagne. Marie, qui était vive pour servir, descendait à l’épicerie quand ses frères ou son père s’absentaient.

Deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, le père Beaulieu descendait au marché de la Place Jacques-Cartier, pour acheter des légumes pour sa clientèle. C’était pour lui les jours les plus heureux de la semaine : il causait avec les cultivateurs et parlait récoltes, bestiaux et température. Mais il était fort scandalisé, quand venait le moment d’acheter et de remonter chez lui, des prix qu’on lui faisait. Il était obligé de payer littéralement au poids de l’or les carottes, les navets, les choux qu’il avait en abondance eu pour rien quand il était à Saint-Augustin. Et les oignons ! qu’on lui vendait par petites quantités, pour des prix déraisonnables !… Il n’en revenait pas.

En dépit du prix fabuleux qu’il payait pour tout et des prix encore plus élevés auxquels il était obligé de revendre ses marchandises, il remuait beaucoup d’argent, sans cependant faire des bénéfices bien considérables. Il avait un gros loyer à payer, des impôts, des réparations à sa voiture et une foule de dépenses imprévues à faire. Il commençait donc à comprendre pourquoi les gens de la ville se plaignent de la cherté de la vie et il n’était pas loin de s’en plaindre lui-même.

Dulieu se présenta à l’épicerie, un jour, comme le père Beaulieu se livrait à ces réflexions. Il était en automobile et son chauffeur fit bruyamment résonner la corne de la voiture, en arrêtant devant la porte, vers laquelle le père Beaulieu se précipita, effaré par ce vacarme. L’agent d’immeubles venait s’enquérir comment allaient les affaires. Il ne fut pas longtemps et ne laissa pas le père Beaulieu dire un seul mot, l’accablant de félicitations sur la bonne tenue de son épicerie et sur sa mine prospère. Il s’excusa de n’être pas venu plus tôt, prétextant ses nombreuses affaires, puis il dit au père Beaulieu qu’il avait besoin d’épiceries et qu’il était venu lui donner une commande. « Il faut encourager le commerce », s’exclama-t-il, avec un bon gros rire.

Il acheta du sucre, de la farine, des patates et des conserves, — qu’il eut bien soin de choisir dans le lot nouveau qu’il avait placé dans l’épicerie, — puis s’en alla, en promettant de revenir et d’envoyer ses amis acheter chez le père Beaulieu. Il laissa six piastres en partant et l’épicier se coucha fort content de sa journée et flatté de constater que Dulieu lui conservait son amitié.

— L’agent d’immeubles revint à intervalles réguliers, faisant chaque fois des achats, et s’implantant de nouveau dans la confiance du père Beaulieu.

Des gens qui se disaient envoyés par lui venaient aussi faire des emplettes chez le père Beaulieu, qui était charmé des bons procédés de Dulieu. Les affaires allaient bien à l’épicerie et avec les quatre mille dollars qui avaient été mis à la banque après le dernier paiment de Dulieu, la famille Beaulieu jouissait de la plus grande prospérité et se croyait à l’abri de tous les coups du sort. Ils auraient été parfaite-