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rendez-vous la veille au soir. « Ah ! bonjour madame Leblanc », disait la Fournier, — comme on l’appelait dans le quartier — « comment êtes-vous ? »

« Madame Leblanc », qui était bien, mais dont les enfants n’étaient jamais peignés ni lavés, parce que leur mère était toujours dans la rue, à jaser avec les voisines et à dire du mal de celles qui s’occupaient paisiblement de leurs maris et de leurs enfants et qui ne goûtaient pas ses commérages, « madame Leblanc » faisait force amabilités à « madame Fournier » dont les mauvaises langues disaient qu’elle recherchait l’amitié de « madame Leblanc » pour que celle-ci ne fît pas part à monsieur Fournier des visites que recevait « madame Fournier » en son absence.

« Madame Leblanc » achetait une pinte de mêlasse et « madame Fournier » se munissait d’une « barre » de savon. Les deux commères causaient avec volubilité et elles s’informèrent sans façon de la mère Beaulieu d’où elle venait, combien son mari avait payé l’épicerie, si c’était la première fois qu’il faisait le commerce d’épicerie. La mère Beaulieu, qui n’était pas folle, laissa les questions sans réponse, ce qui contraria beaucoup les questionneuses. « Ces habitants », dit la Leblanc, en sortant, « ça pense que c’est quelque chose, parce que ça a un peu d’argent ! »

La Fournier n’était pas une méchante âme, quoiqu’elle fût souvent en compagnie de l’autre commère, qui avait du fiel plein le cœur. Elle ne répondit donc pas et la Leblanc continua : « ils ne feront pas fortune ici, avec ces grandes airs-là ».

« Si toutes les femmes sont comme celles-ci », disait pendant ce temps Marie à sa mère, « ça ne sera pas amusant ». Mais toutes les mères de famille et les ménagères du quartier n’étaient pas ainsi : il y avait parmi elles de bonnes mères et de bonnes épouses, et la mère Beaulieu et sa fille reprirent courage quand vinrent les acheteuses sérieuses, dont la visite n’avait pas uniquement pour but de lier connaissance avec elles et d’aller ensuite faire des potins et des cancans.

Quand le père Beaulieu ferma son magasin, le soir, et compta son gain de la journée, il constata qu’il avait vendu pour trois piastres de marchandises. Ce n’était certainement pas autant qu’il s’attendait à vendre, mais on ne peut faire fortune en un jour et il était convaincu que c’était un bon début. En effet les ventes augmentèrent toute la semaine, jusqu’au samedi, où elles atteignirent pour cette seule journée le total de vingt piastres. Le quartier Saint-Denis, dans la partie nord, est en effet habité surtout par des salariés qui travaillent à la semaine et qui font leurs principaux achats à chaque paie. C’est le jour où l’on dépense le plus dans ce quartier.

Peu à peu, le père Beaulieu et ses fils s’accoutumèrent à leur nouvelle occupation. Ils se partagèrent la besogne : le père Beaulieu et Joseph servaient la clientèle, Henri portait les paquets et soignait le cheval. La mère Beaulieu et sa fille s’occupaient de la maison, où elles se trouvaient singulièrement à l’étroit, accoutumées qu’elles étaient