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Somme toute les Beaulieu n’étaient pas malheureux et ils se faisaient peu à peu à leur existence nouvelle. La mère Beaulieu était une épouse et une mère dévouée ; il lui était indifférent de vivre n’importe où, pourvu que ce fût avec les siens. Marie commençait à lier connaissance avec quelques jeunes filles du quartier et Joseph et Henri commençaient aussi à avoir des amis. Quant au père Beaulieu, il se trouvait trop vieux pour faire des amis et il ne se liait pas aussi vite.

Les deux jeunes gens et leur sœur allaient de découverte en découverte. Ils visitaient la ville, le dimanche, et les spectacles nouveaux qu’ils voyaient les plongeaient dans le plus profond étonnement et dans la plus grande admiration. Ils n’avaient jamais cru qu’un aussi grand nombre de belles maison pût se trouver réuni ni que d’aussi belles rues existassent. Chez Henri l’admiration dominait, chez Marie l’étonnement et chez Joseph un autre sentiment éveillé par les annonces dont étaient remplis les journaux et par les nombreux récits de fortunes rapides faites au moyen des spéculations sur les immeubles : il voyait surtout dans les maisons et les édifices superbes la valeur monétaire qu’ils représentaient, l’argent qu’ils devaient rapporter à leurs propriétaires.

En effet, on parlait beaucoup d’immeubles parmi les clients et les connaissances des Beaulieu, et ces discours où on prononçait souvent le mot de « piastre », où l’on mentionnait négligemment et familièrement des chiffres incroyables, frappaient vivement l’imagination de Joseph et émouvaient même le père Beaulieu. Ce dernier ne disait rien, mais il écoutait avidement et il calculait à part lui les beaux bénéfices qu’il pourrait réaliser s’il faisait comme ceux qu’il écoutait et s’il plaçait son argent sur des « lots ».

On ne s’en douterait guère, mais les gens qui font actuellement le plus de spéculations sur les immeubles, après les gens très riches, sont les gens très pauvres ou au moins ayant des ressources très restreintes. La partie du quartier Saint-Dénis où les Beaulieu étaient venus s’établir offre un exemple frappant de cet état de choses : elle n’était pas bâtie, il y a vingt ans ; il n’y avait que quelques pauvres cabanes en planches par ci par là ; l’église Saint-Édouard, dont le sous-sol seul était affecté au culte, parce que le reste de l’édifice n’était pas terminé, se trouvait au milieu d’un champ quasi-désert. Les vieux citoyens du quartier se rapellent encore de l’aspect étrange que présentait l’église, avec son toit à fleur de sol et son clocher rudimentaire, qui ne dépassait le toit que d’une quinzaine de pieds et où le curé n’avait pu loger qu’une unique cloche, qu’on n’entendait pas de bien loin.

Aujourd’hui, tout cela est changé : une église, de fort belle allure domine une mer de toits, qui montent comme une vague vers le nord et qui couvriront bientôt les champs qui bordent la route conduisant au Sault-au-Récollet ; et quand les cloches tintent dans le clocher qui a remplacé le petit clocheton de jadis, le pasteur de la paroisse s’enorgueillit à son droit du nombre des fidèles qui répondent pieusement à leur appel.