Page:Mousseau - Mirage, 1913.djvu/51

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 42 —

frères, dont les voisins n’ont que peu ou point d’instruction, regrette souvent de n’être pas comprise par eux et souvent elle ne peut, dans l’état actuel de la société, tirer grand parti de son instruction.

Faudrait-il ne donner l’instruction qu’à celles qui seraient certaines de pouvoir en tirer parti ? — Assurément non : ce serait rétrograder dans la voie du progrès ; mais n’empêche que la science fait bien des malheureuses. Il est éternellement vrai que le fruit de l’arbre de la science est amer.

Marie n’avait que peu goûté à ce fruit et elle était heureuse. Sa bonne humeur et son enjouement ne contribuaient pas peu au bonheur de la famille. Le père Beaulieu et sa femme avaient besoin de son appui et de son dévouement, car tout n’allait pas à leur gré : les affaires étaient assez bonnes, mais il fallait beaucoup de travail pour parvenir à réaliser un peu de profit. Le père Beaulieu et sa femme avaient aussi une autre cause d’ennuis : Joseph voulait les quitter. C’était l’aîné des enfants qui restaient à la maison ; il devait partir un jour ou l’autre. Mais ses parents entendaient que ce fût pour se marier et s’établir à son compte. Lui ne l’entendait pas ainsi : il voulait s’en aller pour gagner de l’argent. Il était affolé par les discours que lui avaient tenu des amis, depuis son arrivée à Montréal. Il voulait gagner de l’argent, faire des spéculations comme les autres et s’enrichir.

On approchait des fêtes et l’épicier du coin, qui avait besoin d’un second commis pour ce temps, lui avait offert, quinze piastres par semaine, s’il voulait entrer immédiatement à son service, en lui promettant de le garder, au même salaire, après les fêtes.

Quinze piastres par semaine ! c’était un Klondyke pour le jeune homme ! Cela représentait, en un an, plus que son père ne gagnait à Saint-Augustin. Il fut complètement ébloui et décida d’accepter.

Il était peu dépensier. Il aurait vite un petit capital qu’il pourrait placer avantageusement.

C’était un beau projet, mais il fallait en parler à son père, et c’était la partie difficile. Il hésita quelques jours, sachant bien quel chagrin il allait causer au père Beaulieu ; mais il ne pouvait retarder longtemps : l’épicier qui voulait l’engager le pressait de se décider, sans quoi il en engagerait un autre.

Joseph se décida donc.

L’explication qui suivit l’annonce de son projet fut des plus pénibles. Le père Beaulieu commença d’abord par se fâcher. Mais que pouvait-il faire : Joseph était majeur et n’avait pas besoin de sa permission pour s’en aller. Le chagrin fit donc vite place à la colère, dans le cœur, du père Beaulieu. Il représenta à son fils que le moment était mal choisi, à la veille des fêtes, mais c’était justement pour ce temps-là que l’épicier voisin avait besoin de lui.

Le père Beaulieu était très sensible au fait que son fils allait travailler pour son concurrent. Il se résigna pourtant, se disant que Joseph pourrait demeurer chez lui, payer pension et lui enseigner les secrets du métier qu’il apprendrait chez le voisin.