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Augustin après Louis. Madame Doré ne lui faisait pas souvent de reproches, mais il n’aurait pas voulu s’en faire faire pour une telle raison, car il avait tout intérêt à simuler l’empressement de retourner au foyer. Il agissait en toute rencontre comme un parfait égoïste, mais il lui aurait déplu de laisser pénétrer ses véritables sentiments par sa mère : il aurait craint d’amoindrir la tendresse qu’elle lui témoignait et surtout de la porter à restreindre sa générosité à son égard.

Arthur ne voyait pas les Beaulieu. Il n’accompagna donc pas Louis dans la visite que celui-ci tint à leur faire avant son départ pour la ville. Il les avait connus à Saint-Augustin, mais il trouvait qu’ils demeuraient trop loin pour aller les voir et surtout il avait la faiblesse risible de se croire trop grand personnage pour cela.

La première personne que Louis aperçut, en arrivant chez Beaulieu, fut Joseph, qu’il n’avait pas vu depuis son entrée, comme commis, chez le voisin. En effet, le fils de l’épicier n’avait pas remis les pieds à la maison pendant plusieurs mois, ne sachant quelle figure faire devant son père, qui était fort irrité. Le père Beaulieu avait l’entêtement et la fierté des cultivateurs ; il n’aurait jamais fait les premières avances et n’aurait probablement pas revu son fils si Marie ne s’était interposée avant que la séparation n’eût creusé un vide trop grand et n’avait amené une réconciliation. Elle se mit à faire des allusions à l’absent, allusions auxquelles le père Beaulieu ne répondit pas d’abord, puis quand son père en fut venu à parler de Joseph et à en parler sans amertume, elle prévint celui-ci qu’il pouvait se risquer à venir. Joseph n’était guère plus sensible qu’une roche et le père Beaulieu était trop fier pour laisser voir aucun attendrissement. La première rencontre du père et du fils fut donc très froide et cette froideur même servit les fins de la réconciliation, car elle dispensa de toute explication et de toute allusion à ce que s’était passé.

Joseph revint ; il arrivait comme par hasard, l’après-midi, quand il n’était pas occupé, passait quelques minutes avec ses parents dans l’épicerie, puis repartait. On finit par l’inviter à prendre un repas de temps à autre, et il rentra complètement dans le cadre de la famille, quoique les relations avec lui fussent maintenant d’une nature toute nouvelle : on était un peu plus réservé à son égard, mais par contre on lui montrait plus de considération qu’autrefois, maintenant qu’il avait affirmé son indépendance, qu’il travaillait pour son compte et qu’il mettait de l’argent de côté. Son père lui demanda conseil, une ou deux fois, sur des questions de commerce qui l’embarrassaient. Joseph répondit avec une aisance parfaite et donna le renseignement qu’on lui demandait : son prestige s’en accrut de cent pour cent dans la famille. Il avait acheté, à bon compte, une maison qu’il achevait de payer, et il n’était pas peu orgueilleux de son titre de « propriétaire » : c’était la réalisation de ses rêves, de ses vœux les plus chers.

Il n’y avait pas d’acheteurs à l’épicerie où il était employé, pour le moment, pas plus du reste que chez le père Beaulieu, et il était venu