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dit-il : « je viens d’être obligé de refuser à un homme qui se noie de le sauver ».

— Que veux-tu dire ?

— Le père Beaulieu, tu sais, le cultivateur de Saint-Augustin qui est venu s’établir en ville…

— Eh ! bien ? est-il malade ? tu ne peux pas le soigner ?

— C’est bien pire que cela ?

— Quoi donc ?

— Il est ruiné.

« Le pauvre homme ! »

Cette exclamation jaillit simultanément de la bouche des trois interlocuteurs du docteur et elle était l’écho d’une véritable sympathie, car madame Ducondu, sa fille et Louis connaissaient et estimaient le père Beaulieu. On était naturellement anxieux de savoir par quel concours de circonstances il en était arrivé là et le docteur répéta le récit que lui avait fait l’épicier.

Ce récit était aussi simple que navrant : le père Beaulieu avait fait un second versement à Dulieu sur le prix de ses « lots », quand ce versement devint dû. L’époque du troisième versement coïncida avec les échéances des maisons de gros. Le père Beaulieu, qui n’avait jamais tenu une comptabilité bien soignée, constata alors qu’il n’était pas capable de rencontrer tous ses paiements et que loin de faire autant d’argent qu’il le croyait, il ne retirait de son commerce que tout juste de quoi vivre. — Nombre de petits commerçants font à un moment donné cette découverte, qui est assez souvent suivie de la faillite.

Le père Beaulieu, d’abord épouvanté de sa constatation, reprit vite confiance et se dit qu’il n’avait qu’à vendre une couple de « lots », sur la vente desquels, il réaliserait sûrement un profit, pour solder ce qu’il devait aux marchands de gros et à Dulieu. La transaction lui paraissait absolument facile et il n’avait aucun doute sur son succès ; s’il fallait en croire les gens qui « faisaient de l’immeuble », les transactions de ce genre étaient très communes.

Il ne trouva cependant pas d’acheteur : l’un avait tout son argent engagé dans diverses entreprises ; un autre n’achetait que des maisons et ne spéculait pas sur les « lots » ; d’autres enfin n’auraient acheté sa propriété qu’à des prix dérisoires.

Cet échec le décontenança fortement, mais il ne perdit pas encore confiance : Dulieu, qui s’était toujours montré son ami, lui donnerait peut-être du temps pour payer. Il alla donc le trouver, sans trop d’inquiétude, car il ne pouvait croire que l’agent d’immeubles ne lui rendît pas le service d’attendre que ses affaires fussent en meilleur ordre.

Il éprouva une profonde déception : Dulieu ne traitait pas de la même manière ceux qui avaient de l’argent et ceux qui n’étaient plus que ses débiteurs.

Il reçut l’épicier très froidement et lui dit d’un air ennuyé, après avoir écouté l’exposé de ses difficultés : « parlez donc de cela à mon commis, voulez-vous ; je suis trop pressé pour m’occuper de cette affaire-