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comprends pas cela. Il me semble que ce n’est pas vrai. Comment tout le monde peut-il s’enrichir en même temps. Il doit y en avoir un grand nombre qui se ruinent. »

— Vous avez certainement raison, madame, répondit Larue, tous ne s’enrichissent pas.

— Plusieurs font fortune cependant, dit le docteur.

— Il ne s’agit que de commencer heureusement pour que cela aille bien, dit Larue.

— Et il faut avoir de la chance.

— Assurément, on trouve quelquefois des occasions qu’on ne rencontre plus, il s’agit de savoir en profiter.

— Et ceux qui s’imaginent à tort avoir trouvé une occasion, quand ils n’en ont réellement pas trouvé, dit Louis, sont ceux qui se ruinent.

— Ce pauvre père Beaulieu, dit Ernestine, il croyait bien avoir trouvé une fortune.

— Oui, fit le docteur, et son désappointement a été tel qu’il en est mort. Je me demande ce que va devenir sa famille.

— Je crois qu’ils vont retourner à Saint-Augustin, dit Louis.

— Ils ont été bien imprudents, dit Larue.

— Ils ont surtout manqué de jugement, dit le docteur. Ils n’auraient pas dû risquer tout leur avoir.

La conversation continua ainsi et on épilogua longuement sur le triste sort du spéculateur que sa spéculation avait tué, sur cette soif de s’enrichir vite qui fait tant de victimes, sur les faits et méfaits des agents d’immeubles, sur l’expansion de la ville de Montréal et sur la valeur qu’est encore appelé à prendre la propriété, sur la possibilité d’un krach dans l’immeuble, sur l’astuce des uns et sur la crédulité des autres. On discuta longtemps et on cessa la discussion sans avoir épuisé le sujet.

Un cortège lugubre partait, le lendemain matin, de la résidence de l’épicier.

Les voisins, qui avaient appris le malheur, regardèrent passer avec sympathie le corbillard noir contenant la tombe brune aux poignées d’argent dans laquelle les employés de l’entrepreneur de pompes funèbres avaient étendu le corps du père Beaulieu.

Joseph et Henri marchaient derrière le corbillard, suivis de deux beaux-frères et d’un petit nombre d’amis, parmi lesquels se trouvait Louis Duverger.

Derrière un groupe qui s’était formé sur le trottoir, en face de l’épicerie, de l’autre côté de la rue, une femme se tenait, les bras croisés, la tête penchée en avant, comme pour mieux voir. Ses petits yeux chafouins semblaient chercher à pénétrer dans le cercueil et sa bouche vulgaire, aux coins tombants, avait une expression malveillante. C’était la Leblanc que le mystère de l’Au-Delà n’impressionnait aucunement et qui ne voyait qu’un objet de curiosité et que matière à commérage dans le passage de la dépouille du mort.